D’où viennent nos dégoûts ? Pourquoi n’arrivons-nous pas à approcher ce (et ceux) qui nous dégoûtent ? Que faire de cette émotion quasiment indomptable ? Dans Que faire de nos dégoûts, paru le 24 septembre, Arnaud Alessandrin, Brigitte Estève-Bellebeau et Rogelio Estève, chercheur·se·s en sociologie et philosophie, analysent nos dégoûts par le prisme de l’intolérance et des discriminations. Une invitation à réfléchir aux objets et sujets de nos dégoûts, pour peut-être aller au-delà.
Comment définiriez-vous le dégoût ?
Arnaud Alessandrin : C’est une émotion débordante qui se caractérise bien souvent par la mise à distance visuelle, olfactive et de contact. Il y a ce qui dégoûte, mais aussi celles et ceux qui dégoûtent, et qui sont confronté·e·s à des violences et discriminations. Rogelio le dit très bien lorsqu’il parle du versement « du dégoût à la haine ». Dans le livre, nous évoquons notamment le cas des personnes grosses, des personnes migrantes et des personnes à qui l’on procure des soins alors qu’elles sont elles-mêmes vectrices d’objets du dégoût.
Brigitte Estève-Bellebeau : Le dégoût varie en fonction des civilisations et des cultures, mais il existe un dégoût universel : c’est tout ce qui est hors catégorie, pas clairement délimité. La notion de trans le montre bien, on n’est ni féminin ni masculin, mais quelque chose qui ne fait pas monde et donc qui fait peur. Le dégoût est aussi politique, un gouvernement peut orienter les peurs et les dégoûts d’une population. C’est là que l’éducation se pose comme un espoir possible de sortir de ces ornières.
Pourquoi est-il si difficile d’approcher ce qui nous dégoûte ?
A. : On a intégré les émotions du dégoût subjectivement, moralement et sensiblement. Il y a quelque chose dans l’expression du corps qui rend l’objet ou le sujet du dégoût intouchable, c’est quasiment viscéral. Il suffit de penser aux personnes mendiantes que nous évitons de toucher lorsque nous déposons de l’argent dans leur main. Le dégoût n’est pas simplement relatif aux fluides et aux odeurs, il se mêle aussi au dégoût de classe dont parlait Bourdieu.
E-B. : Il y a une idée de contamination, de devenir comme l’autre à son contact. Il y a quelques années, le personnel médical qui soignait les malades du Sida avait énormément de mal à les toucher. Les gants, la blouse et les surchaussures sont devenus une manière de rester à distance, de toucher sans toucher. Si je repousse l’homosexuel, c’est pour être sûr que je ne le suis pas… Le dégoût traduit culturellement une mise à distance de ce qui peut troubler ma propre identité.
Vous parlez notamment du désenchantement amoureux, pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
E-B. : C’est la question de la décristallisation chez Stendhal, qui ne croit pas en l’amour. Pour lui, tomber amoureux revient à prendre un rameau de bois mort, le tremper dans des cristaux de sel dans les mines de Salzbourg puis à l’en ressortir, avec des branches brillantes. La personne amoureuse pare l’autre de toutes les qualités qu’il n’a pas et lorsque les cristaux tombent, elle se retrouve face au bois mort et ne comprend pas comment elle a pu aimer cette personne.
A. : Une fois le phénomène d’enchantement évaporé, on est dégoûté de soi-même de s’être à ce point fourvoyé. Pour créer des passerelles avec nos dégoûts, ne faudrait-il pas s’embrasser ? C’est ce qu’a fait Clémentine Célarié lorsqu’elle a embrassé une personne séropositive à un sidaction. Mais bien sûr, l’amour ne sauve pas tout.
Le dégoût est-il surmontable ?
E-B. : S’il y a une zone que l’on n’approche pas par principe, sans y avoir réfléchi, cela peut être dû à l’éducation. Plus tôt nous réfléchirons à ces sujets dans les écoles, mieux nous serons capables de nous ouvrir à l’altérité.
A. : Surmonter les dégoûts de manière individuelle à travers des leviers éducatifs et pédagogiques est indispensable, mais le dégoût doit aussi se surmonter collectivement. Lorsqu’une prostituée trans a été assassinée au bois de Boulogne il y a quelques années, personne n’avait trouvé à redire aux conditions de sa mort. En 2019 lorsque Julia, une femme transgenre, se fait injurier à la sortie d’un métro, elle fait la couverture de Libération. Le degré d’acceptation de la transphobie a été abaissé par l’effet des représentations, des mouvements sociaux et de la visibilité des collectifs militants. Il y a quelques années, les émissions sur les personnes grosses et les gros plans lorsqu’elles mangeaient jusqu’à se faire vomir ne choquaient personne. Aujourd’hui, lorsque M6 produit une émission présentée par Karine Lemarchand sur le sujet, on assiste à une levée de boucliers.
Les discriminations sont intimement liées au dégoût : celui-ci est-il à l’origine de l’intolérance ou en est-il la manifestation ?
A. : Les deux, fatalement. Dégoût et discrimination sont produits dans un même mouvement mais les formes symptomatiques que prennent les discriminations (harcèlement, violence, coups) se couplent de ce surplus du dégoût. Nier l’humanité d’une partie de la population ne consiste pas simplement à se baser sur les représentations dégoûtantes que nous avons à l’égard de ces personnes, c’est aussi appliquer sur eux l’objet du dégoût que peuvent être par exemple le crachat ou l’urine.
Pourquoi a-t-on honte de ressentir du dégoût ?
A. : Le dégoût peut procurer de la fierté, du courage, de la honte. Dans ce dernier cas, la honte survient car nos manifestations du dégoût entravent ce que l’on estime être une bonne pratique. C’est le cas des soignants qui ne parviennent pas à rentrer dans la chambre d’un patient ou à ouvrir la bouche pour leur parler. La rupture avec l’idéal du rôle, du statut ou de la pratique peut créer ce phénomène de honte. Si moralement on sait qu’aucun individu n’est inférieur à un autre, on ne se voit pourtant pas enlacer une personne qui nous dégoûte. Dans ce tiraillement entre la morale et ce qu’impose le dégoût, l’individu voit ses sentiments télescopés.
Le Covid a-t-il renforcé notre individualisme et notre peur de la contamination?
A. : On n’a jamais vu autant de gens se retourner sur une personne en train de se moucher dans le métro parce que cette personne était suspectée d’être porteuse de miasmes. C’est aussi le cas des personnes asiatiques qui ont été victimes de violences, comme si elles transportaient la Covid sur leur dos… Ce moment était assez symptomatique de ce que l’on voulait montrer dans le livre : comment entrer en contact avec quelque chose d’inconnu, de non maîtrisable et de volatile ? La question des peurs, des dégoûts et de la protection trouvait un écho particulier dans cette crise sanitaire.
E-B. : C’est ce sur quoi a travaillé Rogelio dans sa partie : que reste-t-il des applaudissements aux soignants, de cet héroïsme si rapidement oublié ? Des masques abandonnés dans les rues. Cela dit quelque chose de notre manière de faire avec nos émotions. Je pense qu’il y a culturellement des abaissements de seuil d’intolérance dont parlait Arnaud plus tôt, mais aussi des moments pendant lesquels le refoulé revient, et cela peut être violent. C’est pour cela que nous avons le devoir incessant d’éduquer, pour éviter que ces ouvertures ne se referment trop vite.
Si seulement deux des trois auteurs ont répondu à nos questions c’est parce que Rogelio Estève, co-auteur de « Que faire de nos dégoûts ? » est décédé dans le courant de l’été. Nous adressons nos sincères condoléances à ses proches et à son entourage.