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Du care au self care, quand prendre soin de soi et des autres est politique

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Au-delà d’un massage ou d’une sieste bien méritée auquel le self care semble être associé sur les réseaux sociaux, cette notion possède une histoire politique. En comprenant qui exerce les tâches du travail du care [du soin], le self care s’impose alors comme un acte révolutionnaire.

Sur Instagram, plus de 93 millions de publications comportent le hashtag #selfcare [ndlr.prendre soin de soi]. Entre les routines “skin care” pour revitaliser la peau et les séries conseillées pour un dimanche sous un plaid, le self care des réseaux sociaux est loin de refléter l’essence politique du self care. Comme le note la psychologue Maram Tebini sur son compte instagram, Libérer la santé mentale, avant de faire partie des tendances bien-être, le self care a été utilisé comme un acte révolutionnaire par certaines populations. « Prendre soin de soi ce n’est pas de la complaisance, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique », écrit l’autrice afroféministe et lesbienne Audre Lorde, dans son recueil d’essais A Burst of Light (1988). Avec ces mots, la poétesse met en lumière l’importance du self care quand il est pratiqué par des minorités, loin de l’aspect égoïste que l’on peut associer au soin porté à soi.
Sur Instagram, plus de 93 millions de publications comportent le hashtag #selfcare [ndlr.prendre soin de soi]. Entre les routines “skin care” pour revitaliser la peau et les séries conseillées pour un dimanche sous un plaid, le self care des réseaux sociaux est loin de refléter l’essence politique du self care. Comme le note la psychologue Maram Tebini sur son compte instagram, Libérer la santé mentale, avant de faire partie des tendances bien-être, le self care a été utilisé comme un acte révolutionnaire par certaines populations. « Prendre soin de soi ce n’est pas de la complaisance, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique », écrit l’autrice afroféministe et lesbienne Audre Lorde, dans son recueil d’essais A Burst of Light (1988). Avec ces mots, la poétesse met en lumière l’importance du self care quand il est pratiqué par des minorités, loin de l’aspect égoïste que l’on peut associer au soin porté à soi.

Le self care des Black Panthers

Une vision partagée par le mouvement révolutionnaire pour les droits des Noirs et contre la ségrégation raciale, Black Panther Party for Self-Defense. En 1966, en Californie, quand le groupe se forme, le système médical américain est empreint de racisme et refuse de prendre soin des corps noirs. Pour lutter contre ces discriminations, les militants développent une idée communautaire du soin et ce sont notamment les femmes militantes qui incitent leurs camarades à prendre soin d’eux-même.

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Dans une vidéo de la chaîne youtube Afro Punk, l’activiste et ancienne membre des Black Panthers, Angela Davis, explique l’importance du self care au sein de la lutte. Elle évoque le cas d’une des dirigeantes des Black Panther, Ericka Huggins, qui pratiquait le yoga ou encore la méditation et qui l’a encouragée à faire de même. Conseils qu’elle appliquera au moment de sa détention, en 1970 et qui continueront de l’accompagner tout au long de sa vie. Mais si ces pratiques sont plutôt individuelles, Angela Davis insiste surtout sur le caractère collectif qu’il faut donner au self care. En tentant d’aller au-delà des traumatismes et avec une approche holistique [ndlr.globale], c’est le groupe qui, à la longue, bénéficie du travail sur soi de chaque activiste. La militante parle du self care comme un moyen d’établir un lien intergénérationnel entre les militants, indispensable à la longévité de la lutte : « Si nous ne commençons pas dès maintenant à pratiquer collectivement les soins personnels, il n’y a aucun moyen d’imaginer, et encore moins d’atteindre une époque de liberté. »

Intégrant ce self care à leur combat, les Black Panther mettent en place des cliniques communautaires dans les quartiers noirs, s’appropriant alors les savoir-faire médicaux pour les redistribuer aux citoyens noirs et pauvres. Aujourd’hui encore, le milieu médical américain n’est toujours pas égalitaire en fonction de la carnation : par exemple, bien qu’ils ne représentent que 12 % de la population, les Afro-Américains comptent pour 26 % des cas de Covid-19 et 23 % des morts, d’après les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). La France aussi, n’échappe pas au traitement raciste en milieu de soin [phénomène qualifiés de “syndrome méditerranéen”], comme avec les cas de Meggy Biodore ou de Yolande Gabriel, qui seraient décédées suite à de mauvaises prises en charge par le Samu.

Celles qui soignent

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Ce n’est pas par hasard si ce sont surtout des femmes et notamment des femmes racisées qui ont parlé du self care. Premières à exercer le soin envers les autres, c’est dans les années 80 que la psychologue américaine Carol Gilligan conceptualise la notion “d’éthique du care” ou “éthique de la sollicitude”, proposant une vision autour du genre. Ses recherches tentent de comprendre les différents choix moraux entre les hommes et les femmes. Elle finit par soutenir que les garçons sont plutôt portés vers une éthique de la justice et les filles vers l’empathie, donc en direction du soin à autrui. Une approche que certains ont vu comme essentialiste, c’est-à-dire réduisant les uns et les autres à une prétendue nature liée à leur genre. Par la suite, l’étude de Carol Gilligan est reprise par la politologue Joan Tronto qui lui donne une dimension beaucoup plus politique, elle met l’accent sur le rôle de la société dans l’assignation des femmes au care, prolongement du travail domestique auquel elles sont déjà conditionnées. Ce travail réalisé au sein du foyer : cuisine, ménage, éducation des enfants, est d’ailleurs encore majoritairement effectué par les femmes, et ce, gratuitement. L’Observatoire des inégalités, dans son rapport de 2020, précise que 80 % des femmes indiquent consacrer au moins une heure par jour à la cuisine ou au ménage contre seulement 36 % des hommes.

Sur le marché du travail, les chiffres sont, eux aussi, flagrants : 95 % des salariés de l’aide à domicile (aides à domicile, aides ménagères, travailleuses familiales, gardes d’enfants à domicile…) sont des femmes. Mondialement, il est estimé que près d’un travailleur domestique sur six est un migrant international, et que les femmes représentent 73,4 % des travailleurs domestiques migrants. Ces tâches sont peu valorisées, mal payées et la santé des pratiquantes du care est malmenée. Selon le rapport du Sénat sur la santé des femmes au travail (2023), les travailleuses du care sont parmi celles étant le plus confrontées à un stress important, de fortes exigences émotionnelles, des pénibilités physiques, mais aussi des horaires de nuit impactant leur santé.

Le care et les sans pouvoir

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Pour la philosophe Elsa Dorlin, la répartition du care entre les genres n’est pas tant que le care est une morale genrée, mais plutôt une “morale sociale, une disposition éthique liée au statut de dominé(e)s.” Dans son ouvrage, Se défendre. Une philosophie de la violence, elle va plus loin encore et propose une approche de l’éthique du care, non plus basée sur l’empathie, mais plutôt dans un but d’autodéfense, qu’elle nomme “dirty care”. Ce care négatif, est, pour l’écrivaine, l’attention que portent les minorités aux autres, les dominants. Par exemple, le fait d’être en hypervigilance quand on est une femme se déplaçant dans la rue : notre attention est en direction des hommes, non pas par empathie envers eux, mais pour rester à l’affût du danger. C’est un soin “négatif”, car il est exercé pour contrer une violence qui se concentre sur les ressentis de l’agresseur. C’est le care des “proies” envers leurs prédateurs, pour assurer leur protection.

Le statut de dominants et dominés est aussi utilisé dans les analyses de l’autrice Kaoutar Harchi. Son article, Les animaux, des individus vulnérables ? L’éthique du care à l’épreuve de la frontière d’espèce, amène une vision plus large de l’éthique du care, en y apportant la dimension animale. Elle suggère de se pencher sur la violence portée aux animaux pour mieux considérer celles que des humains infligent à leurs semblables. L’écrivaine établit un lien, “non entre lesdits animaux et lesdits humains, mais entre les êtres bestialisés et les êtres humanisés. Considérés en tant qu’inférieurs, ces êtres sont reliés entre eux par une domination commune.” Pour la sociologue, il est donc primordial de replacer le care dans les dynamiques de pouvoir.

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Des femmes en général, jusqu’aux femmes racisées et pauvres, en passant par les animaux, ces populations opprimées sont liées au domaine du soin, mais surtout au manque de pouvoir. Ainsi, quand certaines d’entre elles s’organisent pour pratiquer le self care, il devient un acte éminemment politique et révolutionnaire.