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Pourquoi la communauté noire est-elle exclue du monde médical ? 

De Google Image au lit d'hôpital, le combat pour faire valoir sa visibilité et sa dignité est constant.

Par
Malia Kounkou
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Le taux normal de globules rouges chez une femme doit se situer entre 120 et 150 grammes par litre. Chez moi, il ne dépassait pas 68.

Mais ça, je ne l’ai su qu’en mars dernier, soit extrêmement tard. Avant cela, j’ai eu le temps d’enchaîner une liste de symptômes qui n’allaient qu’en s’empirant, au fil des années : perte de mémoire, chute de tension, fatigue persistante, concentration désastreuse, essoufflements rapides, perte d’appétit, migraines, insomnie, pessimisme (enfin, ça, c’est probablement dans l’ADN).

Avec le recul, les gymnastiques mentales par lesquelles je m’auto-persuadais de la normalité des choses me paraissent désormais absurdes.

J’en étais arrivée à penser tous ces symptômes comme de simples aspects de ma personnalité avec lesquels il me fallait vivre.

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Donc, si je ne me souvenais plus d’un événement survenu moins de 24 heures plus tôt, c’était simplement à cause de « ma mémoire de poisson rouge »; si j’étais au bord de l’évanouissement après avoir gravi la moitié d’un escalier, c’était parce que « je ne suis pas sportive », et puis, comment avoir l’énergie pour me concentrer pendant plus que 5 minutes dans la journée, si je suis de nature insomniaque ?

C’était un déni dont j’avais pleinement conscience, car très, très, très au fond de moi, je savais qu’il y avait une raison médicale derrière tout cela… mais la simple idée d’entamer les démarches pour la découvrir me donnait une anxiété dont j’avais du mal à saisir l’origine – et nous y reviendrons.

Mais, à force de frôler la perte de connaissance à chaque mouvement trop brusque, vient inévitablement le moment du choix : croire la mort certaine promise par Doctissimo ou effectuer enfin cette fameuse analyse sanguine pour en avoir le cœur net. Et c’est donc ainsi qu’après vingt-six heures d’attente aux urgences, on m’a finalement annoncé que je souffrais d’anémie ferriprive, un trouble traitable caractérisé par une faible teneur en hémoglobine ainsi qu’une sévère carence en fer.

« Par contre, pas d’inquiétude, c’est une maladie très courante chez les femmes noires », me rassure le médecin pendant qu’on me perfore d’une poche de fer pur.

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…AH BON?

Première nouvelle. Mes recherches sur le sujet me font alors découvrir des faits que j’aurais vraiment gagné à connaître plus tôt.

Par exemple, d’un point de vue historique, l’anémie a d’abord été une réponse du corps au paludisme, un virus transmissible par piqûre de moustique qui se trouve être fort répandu en Afrique subsaharienne. Cela explique donc la prédominance des maladies impactant l’hémoglobine chez les populations noires, et particulièrement chez les femmes. Parmi ces maladies, on retrouve la drépanocytose, que l’on appelle également l’anémie falciforme.

Schéma de l’Organisation Mondiale de la Santé montrant les zones où les femmes sont les plus touchées par l’anémie.
Schéma de l’Organisation Mondiale de la Santé montrant les zones où les femmes sont les plus touchées par l’anémie.
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Ce choc d’apprendre très tard quelque chose d’aussi crucial en lien avec ma santé comme avec celle de ma communauté, je ne suis manifestement pas la seule à l’avoir ressenti. Pour Fanny St-Pierre, esthéticienne spécialisée dans le traitement des peaux ethniques, ce sera aussi une découverte.

« C’est pas facile de vivre ça, quand t’es pas au courant. Maintenant, je suis capable de constater qu’avant, j’étais beaucoup plus faible, je faisais plus des migraines, j’étais souvent étourdie… mais je ne savais pas pourquoi », me raconte-t-elle à l’autre bout du fil, durant notre entrevue.

« J’ai appris ça en faisant mon premier don de sang, à 19 ans. »

Au Québec, la plupart des femmes noires désireuses d’effectuer ce prélèvement n’atteignent pas le taux d’hémoglobine requis pour être admissible.

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Fanny, elle, souhaite donner son sang, mais aussi ses données pour faire avancer la recherche concernant les enjeux médicaux spécifiques aux communautés noires. La découverte de son anémie a donc été le premier indice de ce qui s’avérera pour elle être une bien plus grande quête.

« Je me demande comment ça se fait que, depuis que je suis jeune, aucun médecin ne m’ait dit que ça puisse être normal et courant, pour une femme noire, de faire de l’anémie », s’interroge-t-elle. Est-ce donc une maladie si rare qu’elle en est oubliée du corps médical, ou bien est-ce la patientèle noire au complet qui échoue un peu trop souvent dans les limbes ?

La réponse, Fanny la trouve très rapidement au fil de ses études en école d’esthétique, lorsqu’aucun de ses cours ne comporte d’exemples noirs.

« J’ai fait l’inventaire des photos : il y en avait deux. Sur 1305 heures de formation, je n’ai vu aucune photo, aucune information concernant mon type de peau. »

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« Puis, après ça, ils nous envoient sur le marché du travail pour traiter des peaux sans qu’on sache une foule d’informations cruciales au sujet d’une partie de la clientèle », déplore-t-elle.

Cette absence se nomme communément la « normativité blanche » et ne se cantonne pas uniquement au contexte académique. J’ai pu le découvrir à l’adolescence, lorsqu’une crise d’eczéma que je ne souhaiterais même pas à mon pire ennemi m’est soudainement tombée dessus.

Problème : en recherchant mes symptômes sur Google, les résultats par défaut n’étaient que sur des peaux blanches, ce qui rendait quasi impossible toute possibilité de s’auto-diagnostiquer.

Recherche typique sur Google Image pour l’eczéma.
Recherche typique sur Google Image pour l’eczéma.
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« Les autres cultures sont considérées comme une aberration et jugées en contraste avec la culture blanche dominante, » m’explique Fanny. « Et cette culture médicale qui fait des individus blancs la norme aura des conséquences potentiellement très graves pour les patients issus d’autres communautés. »

En effet, à chaque type de peau sa réaction et son traitement. Pour ma crise d’eczéma, j’ai eu la chance de tomber sur une dermatologue compétente qui a su non seulement quel produit me prescrire, mais aussi quelle crème me conseiller pour que ma peau, qui s’était complètement dépigmentée à l’endroit de mon irruption, regagne de sa mélanine.

Mais pour parvenir à ce degré de savoir-faire, il faut avant tout être formé à distinguer cette différence. Et plus Fanny avançait dans son cursus, plus elle remarquait justement cette lacune, tant chez les étudiants que chez les enseignants. C’est ainsi que lui est venu l’idée de lancer le compte Instagram « Ton amie esthéticienne », dédié exclusivement à l’entretien ainsi qu’à l’étude de la peau noire pour pallier ce manque.

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Sur ce profil se côtoient des schémas, des illustrations d’ongles ou encore des photos de références qui s’éloignent du canon caucasien. En parallèle, l’esthéticienne me dit se constituer une base de données avec des photos et croquis médicaux de peau, d’ongles et de cheveux noirs qu’elle met ensuite en commun avec des infirmières et dermatologues.

« On voudrait faire un cahier qui sera disponible dans les instituts qui dispensent des formations dans le domaine de l’esthétique et de la dermatologie pour avoir une représentation qu’on n’a pas », explique-t-elle.

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« Mon but, ce n’est pas uniquement de montrer qu’il y a une différence, mais aussi d’offrir des solutions. Une fois qu’on est bien éduqué, on est en mesure de mieux traiter la peau, de conseiller notre clientèle et de ne pas créer plus de dommages. »

LES RACINES DU MAL

Mais s’il fallait remonter jusqu’aux origines de cette exclusion des peaux noires de l’espace médical, jusqu’où remonterait-on? « Jusqu’à la ségrégation raciale, c’est vraiment à ce moment-là que cette exclusion a commencé à se développer », nous répond Fanny, faisant référence à ce moment où été cimentée une séparation entre Blancs et Noirs, que ce soit aux toilettes, dans les transports, sur le plan des droits civiques ou encore dans le domaine médical.

« C’est comme si on avait toujours eu des bâtons dans les roues et que ça s’était perpétué, avec les années. »

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De ce point dans l’Histoire s’ensuit un développement à deux vitesses avec des recherches et avancées technologiques prolifiques d’un côté et des lacunes ainsi qu’une absence criante de fonds de l’autre.

Par exemple, de nombreuses machines à laser esthétiques peuvent traiter la peau blanche sans problème, mais très peu s’adapte à la peau noire sans causer des brûlures, ou de la dépigmentation. Même décalage également au niveau des effectifs, la portion de médecins et dermatologues noirs restant encore d’une maigreur symbolique.

Exemple d’un cas de dépigmentation suite à un traitement au laser sur peau noire. (Source : Reddit)
Exemple d’un cas de dépigmentation suite à un traitement au laser sur peau noire. (Source : Reddit)
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Et pour ceux qui seraient en poste, le simple fait de trouver de la documentation pour les personnes de leur propre communauté constituera un parcours digne du combattant, les ressources se faisant rares, en plus d’être payantes. C’est précisément le problème auquel Fanny se heurte en cherchant à constituer sa banque d’images, car la plupart des clichés sont protégés par des droits d’auteurs, alors que ceux de patients blancs sont souvent disponibles gratuitement pour le grand public.

« Je trouve ça injuste de ne pas avoir accès à ces images-là, alors que je suis une professionnelle de la peau. Ça devrait être un droit pour tout le monde, d’y accéder », revendique-t-elle.

LE POIDS DES BIAIS

Un autre pan de cette invisibilisation de la communauté noire au sein du système de santé se joue au niveau des biais racistes avec lesquels celle-ci sera traitée – si elle est traitée, car l’accès aux soins en lui-même est un processus compliqué. En effet, en raison d’une catégorisation raciale et sociale, les communautés racisées sont prises en charge beaucoup plus lentement par le personnel hospitalier.

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L’étude White people are the default publiée cette année dans la revue scientifique SSM – Qualitative Research in Health (2023) donne la parole à des étudiants en médecine témoignant de ce travers si répandu.

« Les patients qui “avaient l’air pauvres” et noirs recevaient souvent moins d’attention ou des soins de moindre qualité. En comparaison, les patients blancs recevaient souvent plus d’attention ou des soins “différents”. »

Le médecin en résidence à l’origine de ces paroles citera l’exemple d’une femme blanche traitée avec plus d’attention qu’une femme asiatique présente au même moment, dans la même salle d’urgence.

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Il y aura après cela un biais plus « neutre », mais non moins dommageable, sur lequel s’appuie paradoxalement toute l’efficacité du système de santé : celui des associations d’idées. Car pour agir rapidement, il faudra que le professionnel de santé soit en mesure de faire des liens éclairs entre un certain profil de patient et les symptômes que celui-ci affiche, quitte à ce que ces liens soient des raccourcis essentialisants.

« C’est comme si, en traitant un patient d’origine africaine, [on pensait automatiquement] ‘SIDA’, ou ‘neurosyphilis’. Sans s’en apercevoir, nous créons des biais », témoigne une étudiante en médecine elle-même noire dans cette même étude. Un autre de ses confrères témoigne, à la vue d’un patient noir, avoir tout de suite appris à penser : « c’est un gars issu d’un quartier où circulent beaucoup d’armes, qui vend de la drogue ».

« Et ce sont littéralement des questions qui se retrouvent dans nos tests et qui renforcent encore et encore les stéréotypes. Peut-être que cela facilite la révision avant les tests, mais c’est terrible pour les êtres humains », reconnaît-il.

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Le troisième biais sera celui du « syndrome méditerranéen », soit la minimisation systématique de la douleur des patients racisés qui sera toujours perçue comme une exagération ou un caprice.

« On veut relativiser, réduire et quantifier leur douleur », décrit Fanny.

La joueuse de tennis Serena Williams en sera victime lors de l’accouchement de sa fille, lorsque ses symptômes d’embolie pulmonaire ne seront pas pris au sérieux par l’infirmière, ce qui lui causera des complications au moment de sa césarienne.

Même son de cloche en France pour la jeune congolaise Naomi Musenga qui, en 2017, appelle les urgences en pleurs, en proie à de violents maux d’estomac. À plusieurs reprises, celle-ci répète qu’elle sent son décès arriver. « Ah, c’est sûr qu’elle va mourir un jour, c’est certain », se contente de se moquer une collègue de l’urgentologue, au téléphone. Quelques heures plus tard, cette cruelle prophétie deviendra réalité.

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Au Québec, on peut citer l’exemple funeste de Joyce Echaquan, survenu en 2020. Cette femme autochtone de 37 ans est décédée dans l’indifférence du personnel de santé de l’hôpital Joliette qui a préféré l’arroser d’insultes raciales, plutôt que d’adresser la cause de ses cris de douleurs.

« C’est à force de se faire invalider depuis des années qu’on finit par se dire : “Tant qu’à voir nos souffrances être invalidées et se faire dire de prendre un Dopliprane parce que ce n’est pas si grave que ça, je préfère m’évaluer moi-même” », se désole Fanny St-Pierre.

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