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Devient-on de plus en plus méchant ?

Spoiler : oui, quand même.

Par
Louise Pierga
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A priori, si l’on est un temps soit peu éduqué, on devrait avoir compris que la méchanceté c’était un truc pas bien et que pour faire plaisir à nos parents il vaut mieux être du côté des “gentils” (un groupe qui varie selon ce que nos parents estiment être positifs bien sûr). Au-delà de cette binarité un chouia puérile, il convient de se poser la question de ce qu’est la méchanceté aujourd’hui et si ses tentacules vicieuses se ventousent davantage dans notre quotidien.

Une méchanceté “mal tombée”

Si vous me lisez régulièrement (moi aussi, je vous aime), vous aurez certainement remarqué que mes recherches débutent souvent par une petite enquête étymologique (thanks to Alain Rey, le saint-patron de la linguistchik). Ainsi, le mot “méchant” qualifie initialement quelqu’un à qui il est arrivé malheur (“mes” et “cheoir” = “mal tomber”). Donc le méchant c’est d’abord celui qui n’a pas de chance. Si on l’applique à un objet, il prend le sens d’une chose qui n’a pas de valeur, qui est donc mauvaise. Sens qui s’est étendu à l’humain.

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Toutefois ce n’est qu’au XIXème siècle que l’adjectif “méchant” s’érige comme antonyme du “gentil” dans son manichéisme le plus enfantin. Puis l’argot a inversé le sens du mot pour vanter les mérites de tout et n’importe quoi. En effet quand vous dites “Sandrine, elle est chanmé” a priori c’est que vous la trouvez plutôt sympa. En tout cas beaucoup plus que quand vous dites “Gérard, il est méchant”. Bref, étymologie mise à part, nous sommes tous d’accord pour dire qu’en 2024, est “méchant” celui ou celle qui cherche à faire du mal de manière agressive (et vous allez rire mais Eric Zemmour n’est pas le seul concerné).

Culture du clash

Bizarrement, la méchanceté semble parfois se pavaner sur un tapis rouge. Pierre Mortez disait ainsi “Je n’aime pas dire du mal des gens mais effectivement elle est très gentille” (ça cite Le Père Noël est une ordure en toute sérénité, si vous me trouvez ringarde sachez que moi aussi). Le personnage culte joué par Thierry Lhermitte illustre notre ambiguïté vis-à-vis de la gentillesse, associée à une naïveté teintée d’une légère bêtise.

Dans l’imaginaire commun, la méchanceté l’aurait-elle emporté sur la gentillesse ? François Jost nous apporte quelques éléments de réponse dans son ouvrage La méchanceté en acte à l’ère du numérique (CNRS éditions, 2018). Il s’interroge sur les nouvelles formes que prend la méchanceté aujourd’hui à l’heure du web 2.0. et des réseaux sociaux. Il est bien loin le temps de Hara Kiri, journal autoproclamé “bête et méchant” qui a été substitué au fil des décennies par une multitude de programmes télévisuels où la méchanceté est à l’honneur. François Jost reprend ainsi à son compte l’exemple de l’émission Un dîner presque parfait qui consiste à afficher une politesse forcée devant ses hôtes avant de balancer en confessional devant les caméras que la déco était moche et les coquillettes dégueulasses (ce qui se finira en tragique jet de verre d’eau dans la gueule).

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Avec la téléréalité notamment, la méchanceté s’est érigée comme une forme d’authenticité. Clash et complots des uns contre les autres y sont largement plébiscités. Les gens méchants seraient ainsi plus vrais que les autres, forcément hypocrites puisque inaptes à formuler un jugement négatif. Là encore la méchanceté s’accompagne d’une systématisation du jugement dont on ne peut que constater la prolifération à travers les outils numériques. On juge en commentant anonymement des vidéos, on juge des programmes télévisuels qui eux-mêmes mettent en scène des personnages qui se jugent entre eux, on juge notre course en Uber, on juge même la qualité de notre échange avec un vendeur Darty.

Les adeptes de l’adage des tatoués beaufs “Seul Dieu peut me juger” n’ont qu’à bien se tenir. En 1980, dans un article du Monde Michel Foucault expliquait déjà que nous avions un penchant naturel pour le jugement des autres “C’est fou ce que les gens aiment juger. Ça juge partout tout le temps. Sans doute est-ce l’une des choses les plus simples qui soient données à l’humanité de faire”. Alors pas étonnant que cette tendance se soit poursuivie sur le web, l’inverse aurait été plus surprenant. Toutefois, l’anonymat que permet le web offre aussi une liberté d’expression pour ceux qui estiment ne pas avoir eu assez de droit de parole jusque là et peut se manifester comme une vieille frustration.

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On est tous le méchant d’un autre

Pour le journaliste américain David Brooks, les Etats-Unis seraient en proie à une méchanceté galopante qui s’explique avant tout par la tristesse et la dépression. Conséquence des réseaux ? Possible. En tout cas, il constate que ses compatriotes souffrent davantage de solitude, de n’avoir pas ou trop peu d’amis, de n’être bien connus de personne réellement. Cette solitude irait de pair avec leur individualisme et la baisse d’engagement dans des groupes civiques. Et le problème, c’est que la solitude a une fâcheuse tendance à déformer la réalité et à nous faire craindre la moindre interaction avec le monde. En gros, la méchanceté entraîne la méchanceté.

C’est d’ailleurs bien souvent la crainte de voir son identité et son groupe social menacé (gnagnagna, je veux construire un mur géant le long de la frontière avec le Mexique, gnagnagna je veux pas accueillir des migrants, par exemple). Or, il n’est plus à prouver que les réseaux sociaux polarisent nos avis et accentuent notre sentiment d’appartenance à un groupe et donc par la même occasion notre opposition à un autre groupe. Voilà pourquoi tout nous porte à croire que les réseaux sociaux nous rendent plus méchants, du moins en apparence.

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Un art typiquement humain

Même si on a tous déjà traité un moustique de gros bâtard de ses grands morts, il y a fort à parier que ce suceur de sang ne nous gâche pas la vie par pur sadisme. Et bien que l’on prête toute sorte de comportements anthropomorphistes aux animaux, la méchanceté ne fait résolument pas partie de leur ADN… contrairement à nous. La méchanceté tout comme la gentillesse font partie du packaging. Des études ont même montré que la morphologie de notre visage s’était transformée pour adoucir nos traits faciaux, les rendre plus délicats et moins menaçants. On le remarque notamment avec la disparition du bourrelet sus-orbitaire, cette arcade sourcilière qui aurait servi à intimider notre prochain.

Certes l’humain n’a absolument pas délaissé ses comportements violents et agressifs (pask genre en faitch chai pas si vous avé remarqué on fai la guér toussa toussa) mais plutôt son agressivité primaire (on ne provoque plus en duel notre voisin parce qu’il n’a pas bien trié ses poubelles). D’une certaine façon, nous nous sommes domestiqués les uns envers les autres parce qu’on a vite compris qu’il était plus avantageux de s’entraider plutôt que de se foutre sur la gueule. A ce propos je vous renvoie à l’ouvrage L’entraide, une autre loi de la jungle qui explore tous les rapports de coopérations et de solidarités présents dans la nature, montrant ainsi que ces vertus s’inscrivent davantage dans la survie de notre espèce. D’ailleurs il suffit d’étudier le comportement des nourrissons pour constater que dès 18 mois, ils sont spontanément capables de venir en aide à un être vivant. Même si c’était Eric Zemmour. Trop sympa ces mioches.

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