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De Gaston Defferre à Mathieu Kassovitz : tout le monde veut régler ses comptes en duel

Ou le retour en grâce d’une pratique qu’on croyait tombée en désuétude.

Par
Oriane Olivier
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Ces dix dernières années, la popularité des sports de combats a grimpé en flèche dans l’Hexagone, et l’art de balancer des tatanes s’est aussi démocratisé un peu partout dans le monde. Autrefois cantonnés à une activité de passioné.es et de professionnel.les de la sécurité ou de la sphère militaire, les loisirs pugilistiques et leurs multiples déclinaisons (boxe anglaise, muay thaï, kick-boxing, savate…) attirent désormais un très large public, tandis que les clubs enregistrent une hausse spectaculaire et exponentielle de leurs adhésions.

Un engouement qui ne doit rien au hasard, et s’explique en partie par les mouvements de libération de la parole sur les violences sexistes et sexuelles, qui ont largement contribué à féminiser les effectifs des salles et en accroître mathématiquement la fréquentation (ainsi, selon les dernières statistiques officielles disponibles du Ministère des Sports, la pratique féminine des sports de combat est passée de 22,9% à 30,7% entre 2012 et 2017), mais aussi par le culte des corps parfaits qui inonde désormais les réseaux sociaux d’abdos aussi graphiques et durs que du terrazzo, et confère aux arts martiaux – réputés très complets en termes de cardio et de renforcement musculaire – de sérieux atouts pour séduire le plus grand nombre. Enfin, la légalisation du MMA en France en 2020, tout comme l’investissement de certaines chaînes françaises dans les droits de diffusion des combats internationaux, a créé un appel d’air vers les tatamis, et fait grossir les rangs des amateurs de sparring ou autres étranglements de la carotide.

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Mais, corollaire de ce formidable et réjouissant succès, on assiste également depuis une bonne décennie au retour en grâce d’une pratique qu’on croyait pourtant tombée en désuétude : la confrontation en duel. En effet, forts de leurs quelques années de pratique de Jiu Jitsu Brésilien ou de Muay Thaï, et bien décidés à rentabiliser leur abonnement à la salle et leurs heures passées à suer du SIF dans leurs shorts en satin, de plus en plus de mecs proposent de régler leurs problèmes sur un ring comme des “vrais bonhommes”, plutôt que de discuter posément entre adultes de leurs différends autour d’une boisson chaude. Des déclarations de guerre aboyées sur les réseaux, et calquées sur les stratégies publicitaires des ligues internationales de boxe et de MMA, qui encouragent leurs poulains à provoquer des clashs avant-combat, pour faire monter les enchères et attirer du public à quelques semaines d’une rencontre importante. Et à l’image des combattants mégalos les plus célèbres de la décennie (Cédric Doumbé, Conor McGregor…) certaines personnalités médiatiques (acteurs, hommes d’affaires, rappeurs ou encore figures politiques d’extrême droite), jouent elles-aussi les têtes brûlées sur Internet, et montrent les muscles en promettant d’apprendre en quelques rounds l’humilité à leurs adversaires.

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Ainsi, récemment, c’est le comédien Mathieu Kassovitz qui s’est illustré en conviant son ex-ami l’acteur Saïd Taghmaoui (qui incarnait l’un des personnages principaux du long-métrage La Haine) à solder leurs embrouilles sur un ring, tout en le menaçant gentiment de lui “péter toutes les dents”, histoire de lui apprendre une bonne fois pour toutes à critiquer les coulisses du tournage de son film. Il y a quelques mois encore, les milliardaires Elon Musk et Mark Zuckerberg promettaient de transposer la relation concurrentielle entre X (ex-Twitter) et Threads dans l’octogone, sans que le match du siècle n’ait finalement lieu.

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En 2018, l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, défiait lui aussi en combat singulier, et en vain, une autre figure de la fachosphère – le Youtubeur le Raptor Dissident – après des années de franche camaraderie raciste. Enfin, comment ne pas évoquer Kaaris et Booba, dont le combat finalement avorté, a déçu des milliers de fans avides de voir leurs deux rappeurs favoris se foutre sur la tronche.

Car oui, en réalité, la plupart de ces champions de la provoc virtuelle esquivent soigneusement la confrontation réelle une fois l’invitation lancée. Et beaucoup de ces bravades testostéronées s’achèvent immanquablement par l’abandon de l’une ou des deux parties, en dépit des gesticulations par vidéos interposées.

C’EST L’HEURE DU DUEL

On pourrait dès lors se demander si ces intrépides spartiates de l’ère numérique ne s’inscrivent finalement pas tout simplement dans une longue tradition viriliste – et grotesque – celle des duels judiciaires. Mais cela reste à voir. Car si l’intention de départ est bien la même : laver son honneur dans le sang de l’adversaire, ces tentatives d’intimidations n’ont aujourd’hui plus du tout la valeur juridique des combats solennels qui avaient cours jusqu’à leur interdiction au 16ème siècle, et servaient à résoudre un conflit au fil de l’épée plutôt que dans un tribunal.

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Ils n’ont pas non plus le caractère périlleux des affrontements au sabre ou au pistolet, qui ont ensuite perduré officieusement jusqu’au 20ème siècle, et pouvaient se solder par la mort de l’un des combattants. D’ailleurs, le taux de létalité de ces règlements de compte ritualisés a fortement décliné à mesure des années, notamment grâce aux astuces trouvées par les participants (comme l’utilisation de pistolet trafiqués) pour éviter de clamser bêtement ou d’être accusé de meurtre. Ainsi, au 17ème siècle, la moitié des duels s’achevait encore avec la mort de l’un des deux antagonistes, tandis qu’au 19ème siècle, seul un duel sur 30 se terminait par un décès.

Enfin, l’usage des poings plébiscité par nos valeureux guerriers des réseaux aurait sans doute horrifié les escrimeurs de l’époque, dont l’idéal aristocratique interdisait le corps-à-corps. Trop vulgaire, trop trivial, pas assez exigeant. D’ailleurs l’expression “jeux de mains, jeux de vilains”, traduit parfaitement tout le mépris que la noblesse (et plus tard la bourgeoisie, qui tenterait de l’imiter), éprouvait à l’égard des paysans qui n’étaient pas rodés au maniement des armes, et devaient donc se contenter de quelques coups de bâtons ou de jabs grossiers dans la mâchoire…

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Autant dire qu’aujourd’hui, ces combats fantasmés en gants de boxe et protèges-tibias n’ont plus grand chose à voir avec les duels d’antan, si ce n’est la volonté d’humilier l’ennemi en asseyant sa position de mâle dominant.

DES DUELS RÉSERVÉS AUX MASCUS ?

Si nos contemporaines préfèrent aujourd’hui l’insulte en DM à l’affrontement armée, elles apparaissent tout de même dans l’histoire du duel. On sait par exemple que dans le Pays de Vaud (la Suisse actuelle), elles étaient autorisées à combattre jusqu’au 16ème siècle armées d’un sac contenant trois pierres. Et lorsque elles se trouvaient face à un homme, celui-ci devait s’enterrer jusqu’à la taille pour égaliser les chances de victoire.
De très nombreux exemples nous sont également parvenus de toute l’Europe, évoquant des duels entre femmes qui voulaient se venger d’un ancien amant, ou qui se disputaient les faveurs d’un homme, comme illustré sur le tableau du peintre José de Ribera intitulé Duelo de Mujeres. En France en revanche, elles ne pouvaient se battre elles-mêmes, et devaient choisir des champions pour les représenter dans l’arène.

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La cantatrice Julie d’Aubigny, dite La Maupin, s’est toutefois rendue célèbre en bravant l’interdit et en provoquant en duel de nombreux hommes qui l’avaient “offensée”. Des règlements de compte dont elle prenait souvent l’initiative, pour des raisons dignes d’un gros forceur (elle tua trois hommes qui la priaient d’arrêter de draguer lourdement une danseuse dans un bal). Car la masculinité toxique n’est visiblement pas toujours l’apanage des hommes.

Néanmoins, ces combats étaient relativement rares et relèvent donc davantage du fait divers que d’une pratique socialement ancrée.

CLÉMENCEAU ET BOOBA : MÊME COMBAT ?

Il faudra finalement attendre la 1ère Guerre Mondiale et son million et demi de morts pour que la coutume commence à disparaître progressivement. En effet, après un tel charnier, risquer sa peau pour sauver son honneur est vite devenu ringard… Et tant mieux, parce que tout le monde avait un peu trop pris goût à la castagne durant les siècles passés. Comme Georges Clemenceau, qui s’est battu douze fois, et dont le règlement de comptes le plus célèbre a eu lieu avec l’ancien Président de la République Paul Deschanel. Voilà d’ailleurs le genre de piques très gangsta qu’il lui adressait par journaux interposés, avant de croiser le fer :

“Un jeune drôle, du nom de Paul Deschanel, s’est permis de baver sur moi hier à la Chambre. Je n’ai pas sous les yeux le compte rendu officiel de la séance, mais je ne puis attendre plus longtemps pour lui dire qu’il s’est conduit comme un lâche et qu’il a effrontément menti.”

Pas pour rien qu’on le surnommait le Tigre…

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Le dernier duel connu en France a eu lieu en 1967, et a opposé le député René Ribière au maire de Marseille Gaston Deferre, qui lui avait lancé “Taisez vous abruti !” , lors d’une séance à l’Assemblée. L’issue du combat a été jugée tellement risible par la presse, que la pratique du duel comme mode de résolution des conflits interpersonnels a totalement disparu ensuite, et a fortiori au sein de la sphère politique. Imaginez un peu la tête des débats électoraux si Manuel Valls avait tenté de corriger Jean-Luc Mélenchon dans l’octogone, après que ce dernier l’a supposément traité d’ “ordure”, de “pauvre type” et de “nazi” en 2017…

Aujourd’hui, la pratique semble pourtant faire son grand come-back. Mais nos mâles alphas castagneurs ont néanmoins conservé une chose en commun avec leurs belliqueux ancêtres – en plus d’un égo très mal placé et d’un certain goût du ridicule : ils ont encore assez de jugeote pour abandonner à temps. Ainsi, d’après le chroniqueur français Tallemant des Réaux, au milieu du 17e siècle, sur une centaine de duels annoncés, plus du tiers n’avait finalement pas lieu parce qu’un accord était trouvé au préalable. Une donnée qui fait écho aux exemples évoqués plus haut de personnalités ayant finalement renoncé à combattre, et nous révèle que la masculinité toxique est sûrement aussi intemporelle que le désir de vivre.

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