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« Demure », « brat », « delulu » : quand Internet parasite notre langage

Le langage du web ne s’apprend pas, il se mérite.

Par
Malia Kounkou
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Hier encore, tout le monde se revendiquait « brat », à commencer par Kamala Harris.

Avant-hier, il fallait absolument devenir « delulu » (ou « délirant », du terme anglais original « delusional ») pour romancer sa vie et en chasser télépathiquement les bad vibes.

Le mois dernier, si vous obteniez de la personne qui vous plaisait un numéro et trois rires, vous aviez officiellement du « rizz ».

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À moins qu’elle ait eu le « ick » et vous ait tout de suite répondu non – ou « naur », comme Internet préfère l’orthographier en imitant un accent australien –, ce qui vous maintiendrait dans votre célibataire « era ».

« It’s giving » pénurie romantique – OK, j’arrête là.

Sauf qu’il y a encore une expression anglaise nouvelle, depuis quelques jours : « very demure, very mindful », soit « très élégant, très consciencieux ».

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On doit cette suite de mots à la créatrice de contenu transféminine Jools Lebron, qui, au début du mois d’août, publiait une vidéo TikTok à caractère humoristique sur l’importance d’un maquillage subtil pour se rendre au travail.

« Nombreuses d’entre vous allez à l’entrevue d’embauche en ressemblant à Marge Simpson et au travail en ressemblant à Patty et Selma. Ce n’est pas élégant. […] Soyez consciencieuses des raisons pour lesquelles ils vous ont embauchées », peut-on l’entendre dire.

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Depuis, le terme est absolument partout : dans la bouche de vos collègues, sur votre fil d’actualité, dans les médias traditionnels, dans la bouche de Joe Biden ou Jennifer Lopez, sur l’affiche publicitaire de Tim Hortons, dans le bandeau descriptif d’une lampe mise en vente sur Facebook – par-tout.

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Une réappropriation qui, aux yeux de certains, signerait l’arrêt de mort de son emploi ainsi que l’avènement imminent d’une toute nouvelle expression plus éphémère.

Quand on a longtemps été habitué au règne quasi éternel des mots « swag », « YOLO » et « on fleek », cette succession hebdomadaire de mots-buzz démodés à peine sortis de leur emballage peut déstabiliser.

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La faute à la rapidité cyclique et inévitable d’Internet, m’éclaire Megan Bédard, doctorante en sémiologie, mais aussi directrice et coautrice d’un livre d’analyse socioculturelle des memes dont le titre, Pour que tu mèmes encore, ne pouvait être mieux choisi.

« Avant Internet, le cycle de réappropriation pouvait prendre quelques années. Maintenant, tout est tellement rapide », constate celle qui admet consommer du contenu virtuel du lever au coucher du soleil.

« Tout le monde peut mettre sa pierre à l’édifice de la culture Internet jusqu’à ce qu’un nouveau langage finisse par être instauré, avec son mode de communication spécifique. »

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Et si vous n’en comprenez pas la grammaire, c’est normal : elle est justement faite pour vous maintenir à l’écart.

CEUX QUI SAVENT, SAVENT

Rien de mieux, en guise d’exemple, que cette récente publication sur X.

À première vue, rien n’a de sens, ici : un internaute publie la photo d’une femme avec un sac de frites congelées sur la tête en réponse à une utilisatrice qui explique s’être endormie avec ses lunettes de soleil, tant elle était ivre.

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Pour comprendre et – accessoirement – rire avec les quelque 42 000 autres usagers X ayant mis cette publication en favori, il nous faut remonter jusqu’en 2014, date de la première parution de cette image sur Facebook par l’amie de la jeune femme photographiée, avec en légende « elle est si follllle! Je l’aime!!! ».

Récupérée depuis en meme, cette photo est désormais réutilisée pour se moquer de comportements faussement disruptifs – comme dormir avec ses lunettes de soleil.

Et si ce n’est pas l’image qui vaut mille mots, c’est alors le texte qui se passe de toute explication.

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Ainsi, lorsqu’un utilisateur X annoncera ne jamais vouloir écouter ne serait-ce qu’un seul titre de la chanteuse Chappell Roan, un autre le préviendra qu’il vient tout juste d’envoyer par courrier « l’invitation de Bella Hadid ».

En référence à ce sarcasme, une publication de 2021 maintes fois recopiée, qui se lit comme suit : « Ohhhhh mon Dieu, tu n’as consommé qu’un café glacé, aujourd’hui ? Devrions-nous le dire à tout le monde ? Devrions-nous organiser une fête ? Devrions-nous inviter Bella Hadid ? ».

« C’est vraiment un langage de connaisseurs. Il n’est pas accessible à tout le monde et s’apprend de façon très organique », explique Megan.

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D’autant plus que le langage Internet est pluriel, n’incluant pas juste des mots, mais aussi des images, des vidéos, des superpositions référentielles à n’en plus finir, que seuls ceux chroniquement en ligne pourront retracer l’origine.

Comme le « very mindful » de Jools Lebron, qui reprend à son tour une autre tendance issue d’une autre vidéo TikTok de 2022 sur la bonne étiquette à maintenir une fois invité dans la section VIP d’une boîte de nuit – « Be mindful of why you were invited to the section ».

Chose que vous ne sauriez jamais : d’une part, parce que ce n’est pas tant nécessaire pour saisir le sens de « very demure, very mindful », mais d’autre part, parce qu’à chaque terme viral, Internet est lié par une volonté commune d’entretenir l’inside joke le plus longtemps possible sans avoir à l’expliquer, quitte à la rendre « volontairement opaque, obscure, absurde et difficile à interpréter », comme l’explique Megan.

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Aucun de ces mots-buzz n’a de description claire et de sens universellement figé, ce qui aide . Par exemple, on sait qu’une chaise est un nom féminin désignant un support sur lequel s’asseoir.

Mais saurait-on décrire « demure », « aura » ou encore « delulu » sans faire appel à des concepts et des métaphores pour finir sur un « enfin, tu vois ce que je veux dire »?

Peu de chance.

« Ces mots ne cherchent pas à avoir des définitions, mais plutôt à capter ce qui nous fait vibrer d’une certaine manière. Leur puissance est dans cette difficulté à être définis. Il faut que tu le saches, que tu sois in the know, et que tu l’aies vécu avec tout le monde », décèle Megan.

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EN ANGLAIS, S’IL VOUS PLAÎT !

Et tant pis pour ceux qui ne le vivent pas, condamnés à regarder de l’extérieur « demure » et tous ses autres frères et sœurs peupler un langage qui les feront se sentir exclus, vieillissants ou tout simplement épuisés à l’idée de se mettre à jour face à une surcharge de tendances.

S’ajoutent à cette surcharge les marques, qui se jettent sur ces nouveaux mots et participent à leur saturation. Mais comme le dit Megan, d’aussi loin que la culture pop contemporaine a existé, cette récupération publicitaire a toujours fait partie du cycle.

« Les entreprises capitalisent sur les memes, parce qu’ils parlent aux jeunes, donc à la tranche de marché la plus rentable », explique la sémioticienne.

« On utilise le vocabulaire des jeunes pour avoir leur argent de façon très, très cynique. »

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À cette lassitude vient aussi se mêler une sérieuse inquiétude sur le plan linguistique.

« Demure », « nepo babies », « mid », « drip »; tous ces mots proviennent de l’anglais et s’exportent souvent tels quels d’une langue à l’autre, car la moindre tentative de traduction tuerait leur essence originale. Et la conséquence de cela est que l’anglais d’Internet finit malheureusement par parasiter notre vocabulaire; ce dont Megan fait déjà les frais.

« Parfois, j’essaie de dire des choses, puis il y a les mots qui sortent en anglais, surtout quand je suis fatiguée. J’ai l’impression que je perds mon vocabulaire, de ce point de vue là », remarque-t-elle.

Mais si Internet l’a adopté comme langue nationale, ce n’est pas pour rien. Selon Megan, l’anglais est avantagé par son caractère malléable et intuitif qui permet la création de mots compris par tous, mais directement traduisibles par personne – tels que « relatable » ou « struggle ».

« Je pense que l’anglais a cette force qui fait en sorte qu’on peut juste dire “demure” et savoir exactement ce que ça veut dire. Ça a une vibe, un sens. C’est punché. »

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Et cela rend plus rapide la création et l’exportation de ces mots, qui finissent souvent par dépasser en popularité des phénomènes locaux comme « Tequila Heineken, pas le temps d’niaiser » au Québec, « il faut sachez que » en France ou le très mignon « a mimir » en Espagne.

Y a-t-il donc lieu de craindre que le langage virtuel finisse par engloutir tous les autres ?

UN LANGAGE À SOI

Peut-être.

Ce qui n’est pas une si mauvaise chose, tant que l’on se pose la bonne question.

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Plutôt que de se demander comment se protéger de ces nouveaux mots jaillissant du sol tels des jumpscares de film d’horreur, interrogeons-nous donc d’abord sur les raisons qui font que certains d’entre eux deviennent plus populaires que d’autres.

« Si quelque chose devient viral, ce n’est pas juste par hasard ou par magie algorithmique, c’est parce que les gens se reconnaissent là-dedans et qu’ils en avaient besoin », explique Megan.

« Donc on peut présumer que “demure” est devenu très populaire parce qu’un ensemble de personnes avait besoin de ce mot pour un moment spécifique », théorise-t-elle.

Jools Lebron, qui est une femme transféminine, s’adressait principalement dans sa vidéo à un public partageant sa réalité : celle d’une personne transgenre, pour qui le fait d’être « passing » lui permet d’être perçue selon le genre auquel elle s’identifie est autant un enjeu de santé mentale que de survie dans le monde extérieur.

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D’où l’importance, donc, d’être « very demure, very mindful » dans la manière dont on se présente, si être « passing » est justement ce que l’on recherche. Et la vidéo hautement émotive de Jools Lebron annonçant que ce succès l’aidera à financer sa transition nous indique que c’était précisément ce qu’elle recherchait.

« Souvent, des sous-cultures marginalisées vont créer un objet culturel pour elles-mêmes, donc le gatekeeping se fait surtout pour se protéger de toute opération de réappropriation », développe Megan.

« Le but, c’est d’essayer d’avoir son espace à soi. »

Ce qui est rarement possible.

Sinon, aucun « spilling the tea » pour parler de potins, aucun « shade » pour envoyer une pique venimeuse et aucun « Yas! Queen! Slay! Mother! » enthousiastes volés du vocabulaire ballroom n’auraient atterri dans le vocabulaire commun.

Et en délocalisant le mot de sa source, on accélère sa perte de sens et le sentiment de lassitude collective.

« Le vocabulaire devient très vanillé, parce qu’il n’a plus aucune référence à la culture d’où elle vient. Il perd la pertinence de sa signification culturelle pour un moment donné », déplore la sémioticienne.

« Et se le faire approprier de façon capitaliste, économique, par des entreprises très, très, très mainstream… ça brise la magie des premiers jours », ajoute Megan.

Chose que vit malheureusement Jools Lebron depuis peu, après qu’un parfait inconnu de l’État de Washington ait tenté d’acquérir les droits de l’expression « Very demure… very mindful » avant elle.

Ce même destin sera vécu en 2014 par l’inventrice de « On fleek », Peaches Monroe, car tout est finalement cyclique.

Et ce cycle comprend les mots tout nouveaux, comme « delulu », mais aussi ceux anciens qui redeviennent nouveaux – tels que « brat » ou « demure », qui existaient dans le dictionnaire bien avant que TikTok n’existe dans nos téléphones.

Loin d’être un signe d’extinction linguistique, ces altérations virtuelles à la chaîne sont plutôt signe que la langue va bien et qu’elle sait encore évoluer avec ses utilisateurs.

« Une langue vivante, c’est une langue qui crée du nouveau vocabulaire pour décrire le réel autour de nous. Si on finit par s’installer dans notre vocabulaire, elle finit par mourir », conclut Megan.