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Le mouvement de « cancel culture » auquel on assiste depuis quelque temps serait-il sur le point d’être lui-même cancelled ? L’expression est devenue mainstream, et il en arrive de nouvelles illustrations quotidiennement. JK Rowling, L’Oréal, Nike: tous ont récemment subi des appels au boycott et à « l’annulation », pour des raisons diverses, variées, mais surtout… pas toujours fondées.
Pour celles et ceux qui vivent dans une grotte ne sauraient pas encore en quoi ça consiste et qui ne sont pas bilingues, la cancel culture : c’est l’appel à boycotter, effacer, annuler un artiste, une marque, ou une personnalité publique de la culture populaire, à cause d’un comportement, d’une déclaration ou d’un acte qui heurte la sensibilité d’un nombre assez important de personnes.
Ainsi, certains palmarès ou carrières ont été tout bonnement annulés. Par exemple, Lance Armstrong et ses victoires cyclistes : annulés suite à ses affaires de dopage. Ou le catcheur Chris Benoit : suite au meurtre de sa femme et de ses enfants, puis son suicide, il n’est même plus mentionné dans l’historique de la fédération qui l’employait, la WWE. Rayés des annales, tout simplement. Comme s’ils n’avaient jamais existé. Et cela a peu à peu inspiré une série de demandes d’annulation pour d’autres. Au départ, la cancel culture, c’est un mouvement d’indignation, souvent légitime, contre un fait que la morale réprouve. Mais la morale de qui ? Car, à force de créer des titres qui buzzent, des citations choc tirées d’une longue interview / déclaration pour faire parler d’eux, le web et les médias ont leur part de responsabilité. Et il faut garder en tête que les réseaux sociaux, s’ils sont un formidable écho à l’information, le sont aussi pour une info tronquée.
Il est facile de réagir à une déclaration a priori choquante que vous voyez passer sur Twitter, sans lire l’article au complet, ou ne voulant retenir que cette phrase, en fonction de votre culture, de votre éducation, de votre code moral. Et il n’est pas celui d’un.e autre. Il peut même être volontairement biaisé. Je vais prendre comme exemple L’Oréal qui décide de retirer les mots « blanchissant » et consorts de ses produits. Rien de choquant « a priori » dans le contexte de l’assassinat de George Floyd. Au contraire, on peut penser que c’est une action menée en réaction à l’actualité et assortie d’une prise de conscience. Dans ce cas de figure, ceux qui ont réagi et réclamé la cancellation de L’Oréal sur les réseaux dans les heures qui suivaient l’annonce de L’Oréal se trouvaient, étonnamment, proches de comptes liés aux nationalistes, suprémacistes blancs et consorts. Or, cette demande d’annulation a fait les gros titres de nombreux journaux. Et très honnêtement, je ne vais pas me mouiller à dire si l’idée de base ou la réaction sont légitimes, j’ai envie de dire : à chacun son point de vue. Sans défendre ni attaquer qui que ce soit.
Prenons un peu de recul, en essayant de ne pas s’énerver, quel que soit le point de vue. Cette histoire a duré 24 heures, peut-être 48. Au final, L’Oréal n’a pas été annulé, et au contraire, on peut légitimement penser que cela leur a donné de la visibilité. Et pas sûr que le boycott demandé ne tienne longtemps auprès de ses utilisateurs : un flacon à finir, une crème qui reste dans la commode, même si vous n’achetez pas de produit tout de suite, le temps que vous finissiez votre produit, quand vous en rachèterez (éventuellement), l’histoire sera loin derrière nous. Car, comme pour tout autre sujet, une info chasse l’autre. La séquence de l’info dure de moins en moins longtemps.
Sans juger non plus, partons sur « L’affaire JK Rowling ». Après avoir déclaré, au sujet de la transidentité, que « supprimer le concept de sexe [retirait] à de nombreuses personnes la possibilité de discuter de leurs vies de manière significative, » elle a vu un nombre important de réactions lui tomber dessus sur Twitter.
Elle ne s’est pas vraiment reprise, s’est assez mal défendue. Au point que certains de ses fans ont demandé de « cancel JK Rowling », avec le hashtag #JKRowlingIsOverParty. Oui, c’est une fête pour eux.
Notons en préambule que ce sujet ne fait pas partie des sujets de société mainstream: votre grand-mère n’a certainement pas d’avis dessus. Ensuite, la frange de population qui s’indigne des propos de la romancière ne réagit peut-être pas dans le bon sens. D’abord parce que ceux qui réagissent en exigeant sa cancellation sont certainement déjà des fans de son œuvre. Et qu’ils ont déjà l’intégrale d’Harry Potter chez eux. Donc qu’ils ont déjà fait l’acte d’acheter. Et qu’ils n’avaient probablement pas l’intention d’en racheter une nouvelle édition. Et que ceux qui n’ont pas d’avis sur le sujet continueront d’acheter (ou pas) ses livres. Conséquence : cet appel au boycott n’a pas vraiment eu de mise en œuvre tangible, si ce n’est d’inciter à jeter quelques livres à la poubelle durant la semaine suivant les propos controversés. Livres qui, potentiellement, seront rachetés plus tard, si réconciliation il y a. Bref, cette cancellation n’a pas effectivement eu lieu et, pire, elle n’a eu aucun impact, si ce n’est, peut-être, de faire davantage parler de cancel culture que de transphobie.
En effet, la polémique est en partie à l’origine d’une tribune signée par 150 artistes, au rang desquels JK Rowling elle-même, pour défendre l’idée selon laquelle, malgré nos divergences d’opinion, plus fortes que jamais, il ne faut pas appeler à ce type d’annulation. Vous pouvez également en lire la traduction française sur le site du Monde.
Comprenez-moi bien : témoigner, oui, toujours. Communiquer, exprimer son ressenti, absolument. Attaquer, mettre au ban ou au pilori, jamais.
Je vais me risquer à un parallèle. Imaginons que vous ayez aimé quelqu’un du plus profond de votre être. Qu’il ou elle vous ait trahi.e, trompé.e. Votre amour se transforme en haine déceptive. Et vous clamez tout le mal que vous pensez de cette personne à qui veut bien l’entendre. Oui, elle a commis une faute. Mais mérite-t-elle pour autant d’être jetée avec l’eau du bain pour l’ensemble de sa carrière ? N’y a-t-il rien à en sauver ? Le 1% de faute, aussi violent soit-il, mérite-t-il qu’on renie l’ensemble de la personne ? Nous avons tous une part d’ombre, de faute, d’erreur. Et s’il est hyper important, et je dirais même salvateur, d’identifier les comportements dangereux, d’en parler, de les exorciser, faut-il pour autant nier le droit à l’erreur ? Déclarer coupable l’humain dans son entièreté ?
En y réfléchissant, je suis sûr que j’ai fait des erreurs, que mes blagues, mon comportement ont blessé, choqué, heurté, gêné quelqu’un. Cela veut-il dire que je dois être intégralement annulé ? Une décision impopulaire qu’un politique prend doit-elle le rendre persona non grata ? Si l’on n’accepte pas les erreurs des autres, comment accepter les siennes ? On peut mettre des équilibres en péril, des vies en danger en faisant cela. Comprenez-moi bien : témoigner, oui toujours. Communiquer, exprimer son ressenti, absolument. Attaquer, mettre au ban ou au pilori, jamais.
Certains influenceurs, youtubeurs, se font en ce moment dénoncer pour des relations qu’ils ont pu avoir avec des fans sur leurs réseaux. On peut tout aussi bien condamner le fait de profiter de l’influence qu’on a sur quelqu’un, comme on peut comprendre que la situation est grisante pour des personnes non préparées à cette popularité soudaine et forte. Encore une fois notre morale s’invite : certains n’y verront pas de mal, tandis que d’autres condamneront avec force et mettront en public une demande de cancellation de cette personne. Régulièrement, cela se solde par la perte de quelques milliers de fans, dizaines de milliers au mieux. Mais il arrive aussi que certains, comme TheKairi78 (qui déclarait sortir avec une fille de 16 ans alors qu’il en avait 33), gagnent des tas d’abonnés en 24 heures, bénéficiant de cette formidable médiatisation. Gardez en tête qu’en publicité, on dit toujours que du moment qu’on parle de vous, que ce soit en bien ou en mal, c’est profitable. Et on en arrive à un point intéressant.
La parole s’appauvrit. La cancel culture se tue elle-même. Le danger guette.
Certains réseaunautes utilisent ces cancellations comme des moyens de faire parler d’eux. Sur Twitter, TikTok, Snapchat ou Insta, alors que la communauté est de plus en plus jeune, ceux qui souhaitent devenir influents vivent par et pour le buzz, et sont prêts à tout pour se faire connaître. Dans un monde où la fiction et la réalité s’entremêlent dans l’indifférence, et où ce flou constitue même un moyen d’émerger sans aucun talent, prendriez-vous ce qui se raconte pour argent comptant? « Suivez-moi même si je n’ai rien à dire. » A des âges adolescents, la raison n’est pas toujours formée. L’irritation, l’indignation, la colère, la frustration sont fréquentes. Pour un oui, ou pour un non. Et les représailles qui s’en suivent pèchent souvent par manque d’objectivité. Des activistes ont également pris les choses en main, auprès d’un public friable, avide de punchlines, de clashs et de complots. Bref, le populisme, sous toutes ses formes, de la plus candide à la plus acérée, alimentent en permanence les médias sociaux de ses scandales quotidiens, qui viennent appauvrir, tarir, passer sous silence les causes qui méritent une véritable indignation. La parole s’appauvrit. La cancel culture se tue elle-même. Le danger guette. Les populistes médiatisés se présentent souvent comme « la voix des sans-voix ». Pourtant, personne ne racontera mieux votre histoire que… vous-même.
Je parle bien évidemment de sujets quotidiens plus légers. Les plus lourds méritent une mise en avant, voire parfois une mise en accusation. Mais ne soyez jamais juge, juré et bourreau.
Je vais essayer de nous faire prendre encore un cran de recul. Finalement, la cancel culture pourrait se résumer à : « Tu m’as fait du mal, t’es plus mon copain, t’existes plus pour moi… » Et on se bouche les oreilles en chantonnant pendant que l’autre parle. On le cancel dès la cour de récré. L’inverse du débat, de l’avancée possible. Je finis avec cette phrase de Ricky Gervais, qui m’a fait réfléchir à ce sujet : « Ce n’est pas parce que vous êtes offensés, que vous avez raison. »
On ne peut pas tout annuler sous prétexte que ça ne nous plait pas. L’autre a le droit d’exister, différemment de nous. Et on a le droit de lui dire ce qu’on en pense, sans prendre tout le monde à témoin pour tenter d’avoir plus raison. Parce qu’en étant blessé, et en voulant vous faire justice, vous risquez de vous tirer une balle dans le pied.
Le plus important : parlez, échangez, engueulez-vous, riez, débattez. Vous ne serez peut-être toujours pas d’accord à la fin, mais vous aurez écouté chacun vos points de vue. Je parle bien évidemment de sujets quotidiens plus légers. Les plus lourds méritent une mise en avant, voire parfois une mise en accusation. Mais ne soyez jamais juge, juré et bourreau.