Le mot « intime » renferme depuis toujours une antithèse : celle d’être un jardin personnel ayant vocation à être révélé et partagé. C’est la conviction que défend l’autrice et podcasteuse afropéenne Axelle Jah Njiké dans son nouveau livre Journal intime d’une féministe (noire) publié le 3 mars aux éditions du Diable Vauvert.
Avec poigne, sensualité et philosophie, elle y livre un récit apaisé et sans tabous des instants marquants de sa vie de petite fille et de femme noire et féministe. Elle y rend également hommage à sa mère et ses aïeules, dont les déchirements d’hier ont permis sa liberté d’aujourd’hui. À travers elles, Axelle a compris la puissance de l’intime, cette origine du monde tant brimée malgré la lumière salvatrice dont elle est porteuse.
Ce journal intime n’est donc pas celui que l’on cache entre matelas et sommier. Il est une invitation ouverte à la découverte et à la réconciliation avec sa propre intimité pour mieux pouvoir ensuite la transmettre. Entretien avec une passeuse de flambeau.
Quelle impulsion vous a poussé à écrire ?
Comme souvent, dans tout le travail que je fais, mon souhait est qu’en ancrant ce que j’écris dans une expérience personnelle, ceux qui me lisent et qui m’écoutent puissent s’identifier et s’autoriser à avoir une réflexion sur leur propre vécu. Je pense qu’on a besoin de laisser des traces en tant que femme et en tant que personne noire.
En quoi était-ce important de préciser qu’il ne s’agissait pas que du journal intime d’une femme noire, mais de celui d’une femme noire et féministe ?
Les termes sont très méticuleusement choisis, dans le titre. Ça recoupe en fait des thèmes sur lesquels je travaille depuis mes débuts dans le podcast, donc l’intime, le féminisme et le vécu des personnes noires, en particulier celui des femmes noires, à titre individuel ou collectif. Et c’est d’autant plus important pour moi qu’il y ait ce terme de l’intime parce qu’on prête très peu une intériorité aux personnes noires. En vérité, c’est même une notion qui est peu associée aux personnes non blanches. L’intime, ça a toujours l’air d’être un truc donc le blanc serait doté, mais pas les autres, quoi. Donc arriver avec un ouvrage comme ça, avec un titre de cet ordre-là, c’est annoncer la couleur et nous permettre de nous réapproprier ces thématiques.
Comment le fait d’être une femme noire a façonné votre vision et votre expérience du féminisme ?
Ce n’est pas le fait d’être une femme noire qui a façonné ma vision et mon expérience du féminisme. C’est le fait d’être la fille de la mère que j’ai eu. Donc le sexe, l’intime, la transmission sont au coeur même de mon féminisme. C’est le sort qui a été fait à ma mère et mes aïeules qui m’a mis sur cette voie. C’est la raison pour laquelle il est question de transmission, dans le texte. C’était important pour moi de mettre par écrit combien les choix qui avaient été faits par ma mère pour mon bien-être ont déterminé la liberté dont je suis aujourd’hui en mesure de disposer. Donc : lire, écrire, choisir et jouir.
Pourquoi la libération de l’intime est-elle si importante pour vous ?
Parce que moi, il me semble que la révolution, la vraie, elle se situe à cet endroit-là. La révolution est indissociable de l’intime, du personnel, de la transformation de soi. Et c’est comme ça qu’on peut contribuer à construire un monde vraiment différent. Je pense que ça commence par la réappropriation par chacun de l’intime, de son sexe, au sens propre et figuré, de son plaisir, de son droit à disposer de son être tout entier. Avant même d’être politique, le féminisme est pour moi quelque chose de personnel. Il s’incarne et il se transmet, surtout.
Comment expliquer qu’il y ait, dans les familles africaines, autant de tabous autour de la sexualité ?
En fait, les tabous sur la sexualité sont de mises dans les familles africaines ainsi que dans les familles asiatiques, indiennes et dans bon nombre de familles caucasiennes. On fait famille plus ou moins sur les mêmes critères et ce sujet-là par excellence, il est peu abordé. Le patriarcat n’a jamais jugé souhaitable la libre parole des femmes en la matière, et c’est ce qui finit par figurer la norme et ce qu’on finit par transmettre. Ça passe par les femmes, en fait, par leur possibilité de s’autodéterminer à propos de ça.
Dans l’imaginaire commun, la femme noire n’est souvent envisagée que sous le prisme des autres : elle est la mère, l’épouse, l’hôte. Elle n’est jamais une simple femme qui a droit à son individualité ou à son propre désir. Comment expliquer cette dépossession ?
Déjà, on parle de la femme africaine et je ne sais pas qui est « la » femme africaine ! (rires) Y’a pas une seule et unique expérience de femme, il y en a toute une myriade. Cet imaginaire commun que vous mentionnez a tout faux en nous envisageant unidimensionnelles et pas multiples, diverses et plurielles.
Je crois que cette propension vaut pour toutes les femmes où le groupe prévaut sur l’individu, et pas juste les femmes noires. Je pense qu’on pourrait poser exactement la même question à des femmes amérindiennes, à des femmes indiennes, à des femmes asiatiques. C’est mal interprété de prétendre d’être d’abord un sujet avant d’appartenir à la communauté alors que l’un n’exclut pas l’autre, en fait.
Dans le dernier chapitre, vous parlez de la sexualité de nos mères comme d’une clé libératrice à transmettre de génération en génération. Comment parvenez-vous à la transmettre à votre propre fille ?
J’ai fait comme j’ai pu. Je n’avais pas de feuille de route ou de référence et je déplorais de n’avoir jamais pu poser la moindre question aux deux adultes qui avaient en charge mon éducation. Donc j’ai mis un point d’honneur, quand je suis devenue mère, d’aborder ces questions-là avec ma fille. Parler avec elle de l’amour, des sentiments, des émois sexuels et des émois sensuels qu’elle pourrait vivre. Mais je ne l’ai pas fait de manière frontale ; je suis passée par des films, des livres, des séries. Et du coup, en prenant les personnages de ces supports, on arrivait à avoir ces conversations-là.
C’était important pour moi de parler avec elle d’une sexualité qui n’était pas uniquement centrée sur l’aspect sanitaire et de la prévention de la grossesse. L’informer sur son sexe, sa vulve, son clitoris, son vagin, son utérus, c’était pour moi la possibilité d’envisager sa sexualité comme un projet personnel qui serait en construction permanente. C’était une part fondamentale de son identité, des relations intimes qu’elle développerait et qu’elle négocierait tout au long de sa vie. C’était important de lui signifier qu’elle était un être de plaisir.
Beaucoup de situations de ruptures, d’abandons et de traumatismes sont dépeintes au cours du récit. Avez-vous éprouvé de la difficulté à les extérioriser à l’écrit ?
J’ai ressenti de très fortes émotions à la rédaction de ce texte, surtout certains épisodes, parce qu’essentiellement, il faut retourner là pour pouvoir les écrire. Mais je n’ai rien écrit qui n’était pas dans mes capacités, dont je n’avais pas fait le choix. Et je crois que je suis arrivée à faire un récit qui est drôle, lumineux, je l’espère galvanisant et surprenant. En tout cas, j’ai écrit exactement de l’endroit où j’étais capable d’écrire et livré cette histoire avec toute l’authenticité et la maturité dont j’étais porteuse.
En refermant votre livre, que souhaiteriez-vous que le lecteur garde avec lui ?
C’est une phrase de Maya Angelou qui dit : « Les gens oublieront ce que vous avez dit, ils oublieront ce que vous avez fait, mais ils n’oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir ». Et moi, j’espère qu’au terme de la lecture de cet ouvrage, les gens conservent un souvenir mémorable de ce qu’ils ont ressenti pendant qu’ils le lisaient et que ça les aide dans l’édification de leur propre récit de vie. C’est une invitation qui est faite. Je passe le bâton.