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« ALL EYES ON RAFAH » : d’accord. Et ensuite?

Sauver la Palestine, une jolie photo d’intelligence artificielle à la fois.

Par
Malia Kounkou
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« Donc, ça prenait une fucking image d’intelligence artificielle pour que les gens parlent enfin publiquement du génocide », constate la dessinatrice Pony.

Au bout du fil, son rire amer perce la ligne, surtout lorsqu’elle ajoute :

« Enfin, “génocide”. Là encore, le terme n’est même pas dit dans l’image. »

L’objet de son dépit, vous l’avez tous vu défiler dans les stories Instagram ces derniers jours.

C’est cette photo simple en apparence, générée par l’intelligence artificielle, et partagée par plus de 47 millions d’utilisateurs cette semaine, y compris par des personnalités publiques comme Bella Hadid, Mister V ou Léna Situations.

Celle-ci aurait été créée par l’utilisateur Instagram malaisien @shahv4012, et dépeint un campement de tentes s’étendant à perte de vue et une chaîne de montagnes sur fond de ciel bleu dégagé, tandis que notre attention est directement happée par le slogan « ALL EYES ON RAFAH » qui occupe le centre de l’image.

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Ce qui nous ramène à sa raison d’être : les lourds bombardements israéliens de ce dimanche dans la zone protégée de Rafah, en Palestine, provoquant la mort de 45 individus, majoritairement des femmes et des enfants, dont certains ont été brûlés vifs.

Devant une telle horreur que les mots n’arrivent pas à qualifier, une image aux tonalités pastel générée par l’intelligence artificielle, elle, y parvient-elle?

« BLACK MIRROR » : SAISON FINALE

« La photo est vague. Elle est épurée. Le message est simple, froid, clean. J’en reviens vraiment pas que ce soit ça que le monde ait décidé de partager en lien avec la Palestine », s’exclame Pony, dépassée.

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Et à sa voix se joint une vague grandissante de critiques envers tout ce qu’est et représente cette image : une insulte à la réalité macabre vécue par les Palestiniens et un activisme vide, car privé de tout contexte, de toute capacité d’aide et donc, de toute substance.

Une jolie image comme une autre postée en story Instagram, quoi.

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« On dirait un épisode de Black Mirror, en fait. C’est un peu fou », soupire Pony.

Cette même comparaison sortira de la bouche de Linda, une entrepreneure algérienne de 27 ans, concernant la cruelle ironie d’utiliser l’intelligence artificielle pour soutenir la cause palestinienne.

« C’est très oxymorique, surtout considérant que cette même intelligence artificielle permet à l’armée israélienne de bombarder Gaza avec une précision chirurgicale », relève-t-elle.

À commencer par « Lavender », dont la technologie avancée est capable d’établir une « kill list » (ou « liste à tuer ») de tous les membres avérés ou non du Hamas pour ensuite les hiérarchiser selon leur niveau de dangerosité, le tout en collectant leurs données personnelles – photos, coordonnées, entourage, contacts téléphoniques, etc.

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Viennent ensuite « Where’s Daddy », qui prévient l’armée israélienne lorsqu’un nom listé par Lavender visite sa maison familiale, leur donnant le signal de bombarder les lieux, et « Gospel », qui indique les bâtisses utilisées par le Hamas.

« Résultats? […] Quelque 37 000 Palestiniens ont été ciblés pour assassinat [par Lavender], et des milliers de femmes et d’enfants ont été tués par dommages collatéraux à cause des décisions générées par l’IA », récapitule la journaliste Sigal Samuel dans un article pour Vox.

Réconcilier cette réalité avec les publications Instagram de « ALL EYES ON RAFAH » est donc d’une difficulté insurmontable pour Linda.

« Comment utiliser ce même outil pour générer une image propre et digestible, alors que nous, ce qu’on voit du matin au soir, c’est du sang, du feu, des enfants décapités? »

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L’ALGORITHME TE REGARDE

Une chose est malgré tout à prendre en compte : Instagram muselle plus vite que son ombre n’importe quel compte contenant ne serait-ce qu’une poussière de contenu politique. Et quoi de plus politique que les corps de Palestiniens meurtris à la vue de tous ?

La viralité de « ALL EYES ON RAFAH » confirmerait donc l’intelligence artificielle comme outil efficace pour continuer de militer sur Instagram, à l’abri du radar censeur des algorithmes.

Mais ce n’est pas parce que ça fonctionne que c’est forcément le bon choix.

Parce que les 47 millions de partages et plus ont été permis par la récente fonction « Ajout perso » sur Instagram, qui permet de publier un modèle de photo que n’importe qui pourra ensuite reprendre tel quel, ou l’agrémenter d’un texte.

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Ce qui a donné naissance à ces templates viraux que vous avez dû voir passer ces derniers mois, comme celui où vous pouvez lister votre nom et prénom, celui de vos parents et de vos frères et sœurs, votre taille, votre âge, et même votre signe astrologique. Ou un autre encore vous invitant à poster vos dernières photos prises sans tricher.

Une façon ludique de livrer volontairement ses données personnelles à Meta, ou à n’importe quel être mal intentionné. Donc à Meta.

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Alors, avec ces informations en main, ce ne serait pas extrapoler que de soupçonner un agenda moins altruiste derrière le phénomène « ALL EYES ON RAFAH ».

« Je ne veux pas être conspirationniste, mais cette image est peut-être juste une autre façon de catégoriser et cibler les comptes plus probables d’être pro-Palestine », suppose Pony.

Ce qui lui a mis la puce à l’oreille ? La baisse drastique d’engagement observée sur son propre compte de dessin dès ses premières prises de parole sur le sort des Palestiniens. Toutefois, si c’était à refaire, Pony n’hésiterait pas une seule seconde.

« C’était impensable de rester silencieuse, surtout avec une telle plateforme. Et je comprends : il faut qu’on paie notre loyer, qu’on survive… Mais je trouve ça toujours aussi décevant d’avoir peur d’afficher ses convictions pour défendre des gens au prix d’une moitié de privilèges qu’ils n’ont même pas », regrette-t-elle.

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Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par Pony (@ponymtl)

LA BEAUTÉ DU GESTE

C’est donc d’un œil cynique que la dessinatrice observe cette situation, comme si le partage d’une image inodore pouvait effacer d’un simple clic huit mois d’inertie pour certains.

Rien de nouveau ici, puisqu’on se rappelle du pic du mouvement Black Lives Matter, en 2020, suite au meurtre filmé du George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans, aux mains de l’officier Derek Chauvin.

Alors que les contenus de vulgarisation allaient de bon train sur Instagram, l’initiative du #BlackoutTuesday est presque venue tout saboter.

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Le principe de départ semblait noble, pourtant : publier un carré noir pour soutenir le mouvement, mais aussi se prononcer contre le racisme et la violence policière au sens large. Le principe étant le même que pour « ALL EYES ON RAFAH », soit de créer une chaîne de soutien, mais aussi une force du nombre qui pèserait aux yeux des décideurs politiques.

Une offensive efficace, jusqu’à ce que tout le monde se mette à publier ces fameux carrés noirs, y compris ceux qui, jusque-là, étaient restés silencieux par indifférence, par crainte de perdre des contrats ou un emploi, ou par simple souci pour la cohérence esthétique de leur profil Instagram. Et juste comme ça, les contenus cruciaux à la survie virtuelle du mouvement Black Lives Matter ont été noyés sous un océan de performativité confortable.

« Les gens aiment bien la symbolique, mais jamais la réalité en tant que telle », constate Linda.

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« Comme les stickers sur les photos de profil après un attentat, ou les carrés bleus pour protester contre la situation des Ouïghours en Chine… Ça ne va libérer personne, mais ça signale aux autres de quel côté tu te places pour qu’ils voient que tu remplis bien ton rôle », ajoute-t-elle.

À LA TABLE DES COOLS

Pony est formelle sur les vraies raisons expliquant cette viralité.

Pour elle, ça ne tient pas d’un éveil soudain des consciences collectives, mais plutôt d’un FOMO alimenté par le nombre de partages visibles et du caractère influençable des individus.

« C’est comme s’il fallait voir des personnalités qui n’ont jamais publié sur Israël et la Palestine le faire pour se permettre de le faire soi-même », analyse-t-elle.

C’est par ailleurs cette même logique que l’on retrouve derrière la « guillotine numérique », ce nouveau mouvement appelant les citoyens du Web à cesser d’interagir de près ou de loin avec toutes les célébrités ne s’étant pas exprimées depuis le 7 octobre 2023, de sorte à provoquer une perte d’engagement suffisante pour qu’elles reviennent à la raison.

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La publication « ALL EYES ON RAFAH » a sans doute été une occasion rêvée, pour ne pas dire à moindre coût, de se racheter auprès de leurs fans – point bonus si ceux-ci la repartagent !

« Les gens ne veulent pas se mouiller seuls. Là, ils voient cette image peu controversée, donc ils se disent : “Bon, ça va… ça n’aura pas trop d’impact.” »

Mais si l’image avait été plus sanglante, les manifestations pro-Palestine auraient-elles doublé de volume, pour autant? Une fois encore, Black Lives Matter nous démontre que non.

Huit minutes et quarante-six secondes : c’est l’agonie qu’a endurée George Floyd, asphyxié sous le genou d’un Derek Chauvin sourd à ses multiples « Je ne peux plus respirer! », avant d’enfin rendre l’âme. Une passante a capturé l’entièreté de la scène dans une vidéo qui, pendant plusieurs semaines, sera partout.

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Le choc de ces images a-t-il participé à l’émoi international, puis à l’action ? Absolument.

Et de la même façon, les premiers témoignages glaçants de la situation à Gaza publiés sur Instagram par des journalistes comme Motaz Azaiza, Bisan Owda, Hind Khoudary ou encore Plestia Alaqad ont mené à la plus grande vague de soutien sur le plan international que le mouvement propalestinien n’ait jamais connu.

Mais n’oublions pas aussi qu’en 2020, le partage incessant de la vidéo du meurtre de George Floyd commençait à basculer de la sensibilisation à la réalité afro-américaine vers une soif gratuite d’images gores.

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Ou vers une « pornographie du traumatisme », selon le terme qu’on préfère. Dans celui-ci, l’éditrice du média Mighty, Brittany Johnson, place tout contenu médiatique ne visant pas à soutenir ou à démontrer de l’empathie envers un groupe marginalisé, mais plutôt à « exposer [sa] douleur et [ses] traumatismes de façon excessive à des fins de divertissement ».

La pornographie traumatique ne réside donc pas dans le contenu en lui-même, mais dans l’intention qui habite la personne qui le partage.

Alors, peut-être que les corps de Palestiniens n’ont pas été aussi viraux que cette fameuse photo parce qu’ils étaient perçus par le grand public comme un bruit de fond, comme un « oui, certes, mais c’est complexe », et donc, comme un divertissement traumatique sur lequel on scrolle.

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VISION 20/20

Ni les yeux de Linda et ni ceux de Pony ne se sentent concernés par l’injonction « ALL EYES ON RAFAH ». Rien de plus normal : ce joli emballage bénin et alléchant n’a jamais été conçu pour elles, mais plutôt pour ceux dont le regard était jusque-là volontairement détourné.

Ce sont aux « YEUX » des silencieux que l’image s’adresse directement. Pas à ceux qui campent, qui s’informent, ou dont la cause a toujours été gravée dans la rétine.

« Depuis que je suis toute petite, je sais ce qui se passe en Palestine en détails. Ça a toujours fait partie de notre psyché, de notre éducation », relate Linda, qui, durant la guerre de Gaza de 2014, manquera les cours pendant trois semaines après avoir vu des photos d’enfants palestiniens tués pendant le ramadan.

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« “All Eyes”, c’est un appel pour que les yeux occidentaux prêtent enfin attention », discerne-t-elle.

Et le caractère simpliste et controversé de la démarche nous informe finalement du dilemme tiraillant le militantisme virtuel.

Car s’il veut toucher le plus grand nombre, il lui faut alors diluer son message et espérer que les plus curieux creuseront plus loin. Mais s’il livre le produit brut, les convertis seront peu nombreux, bien que plus dévoués. Dans les deux cas, le militantisme moderne ne peut se passer des réseaux sociaux, car la capacité virtuelle de vulgarisation et de call to action y est bien plus efficace qu’un long débat en présentiel.

Alors, peut-être faut-il chercher un moyen de composer avec tout cela sans se résoudre à édulcorer et décentrer le combat. À moins qu’on ait atteint un cap où, comme le pense Linda, la fin justifie maintenant les moyens.

« À ce stade, publication performative ou pas, je me fiche de l’intention. »