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Lucinda habite à deux rues de chez moi, avec un de mes amis d’enfance.
Quand on passe la porte de chez eux, on est tout de suite assailli par l’odeur de l’encens et de la sauge blanche, qu’elle fait toujours brûler dans le salon. Souvent, les épais rideaux sont tirés et les fenêtres fermées, pour éviter de laisser entrer le bruit des voitures et des passants. On s’y sent comme dans un cocon. Ce jour-là, à Paris, il fait 30 degrés, mais j’accepte quand même le thé qu’elle me propose.
Je suis venue chez Lucinda pour me faire tirer les cartes et je compte bien me mettre dans l’ambiance. Je prends le temps d’observer les pierres disposées dans l’appartement : ici un quartz, là-bas une améthyste… Dans le fond de la pièce, la platine diffuse les accords de guitare d’un groupe de psyché. Sur le canapé, dans un ensemble patte d’eph’ bleu layette, Lucinda finit son café en installant ses piles de cartes de tarot sur la table basse.
Lucinda est née à Épinay, il y a une petite trentaine d’années. Elle a grandi entre la banlieue parisienne et le nord du Portugal. À 12 ans, elle est allée voir une guérisseuse près de Braga, parce qu’elle entendait des voix et voyait des morts. À 15, ses amis venaient la voir pour déchiffrer leur signe astrologique. À 18, elle faisait partie d’un groupe de guérisseurs qui se rendait à Lourdes et parfois au Vatican. Elle a lu la Bible, le Coran, croit en la lithothérapie, aux points de chakras et aux fantômes. Côté spiritualité, mon expérience se résume à quelques cours de catéchisme et à l’horoscope du Cosmopolitan que je lisais adolescente lorsque je m’ennuyais aux toilettes.
Alignement des planètes
L’ésotérisme c’est censé être son truc, pas le mien.
En réalité, l’astrologie, le pouvoir des pierres, les livres sur le développement personnel ou le channeling ont longtemps été pour moi les délires New Age de ma tante Caroline : chaque dîner était l’occasion parfaite pour réaliser de manière non consentante le thème astral d’un membre de la famille. À l’adolescence, elle déchiffrait toutes mes sautes d’humeur par la position de Vénus ou de Jupiter, et les signes astrologiques justifiaient tous les comportements. Mes cousins étaient presque exclusivement soignés par des décoctions ayurvédiques ou à l’homéopathie. Ce gloubi-boulga ésotérique me donnait des hauts le cœur et m’a longtemps rendu hermétique à toute forme de spiritualité.
Mais les temps changent. Le matin, je me surprends à analyser les étranges notifications que l’application Co-Star envoie sur mon écran de téléphone : « The catastrophe was already here. Only now, it’s palpable. » Une phrase que je prendrai la journée à déchiffrer… Comme des millions de personnes, j’ai installé ce nouveau joujou numérique, qui, en se basant sur les données de la NASA pour constituer mon thème astral, promet « une expérience sociale hyper-personnalisée, qui fait entrer l’astrologie dans le XXIe siècle. » Avec son design épuré, l’application établit un horoscope quotidien que je peux comparer avec ceux de mes amis.
Stupéfaction encore lorsque, lors d’un récent voyage au Brésil, j’ai passé une heure dans une boutique de minéraux à choisir la pierre qui convenait le mieux à ma personnalité. Le même jour, mon amie achetait des boucles d’oreilles dont les turquoises étaient censées réguler son cycle menstruel. Dimanche dernier, sur un coup de tête, j’ai pris mon vélo pour me rendre à l’événement du collectif mi-sorcières mi-féministes Amor de Brujas. Au programme : mancies, soins traditionnels, consultations d’astrologues, lecture des lignes de la main. Le tout autour d’une bière et dans un bar bobo du 18e arrondissement.
Et aujourd’hui, une séance d’art divinatoire avec la copine de mon meilleur ami. Je ne me reconnais plus.
Roue de la fortune, valet de bâton
Face à nous, Lucinda a disposé quatre jeux de tarot. « Prends le temps de te nettoyer avec la sauge, respire un bon coup et on commence quand tu veux. » J’ai les mains moites et dans ma tête, les clichés défilent : des adolescents en train d’invoquer les esprits avec une planche de Ouija, Madame Irma et sa boule de cristal, le fameux horoscope du Cosmopolitan des toilettes…
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J’ai presque honte de me prendre au jeu mais les questions me brûlent les lèvres. Dans ces situations, l’être humain est rarement original : travail, amour, argent. J’interroge, les cartes de Lucinda me répondent et elle traduit. Avant de commencer, elle m’a prévenue: « Je ne prétends pas lire le futur. Quand je tire les cartes à quelqu’un c’est pour expliquer et déchiffrer le présent. » Comme l’astrologie, la divination n’est pas une science, mais ce système a sa propre logique. « Le tarot est un art divinatoire comme il en existe partout dans le monde. Tirer les cartes nous permet de relativiser les événements qui surviennent dans notre existence », m’explique Lucinda.
Dans un article de The Atlantic, Bertram Malle – chercheur en linguistique et sciences cognitives – explique que « l’astrologie comme d’autres formes d’ésotérisme sont des phénomènes culturels et psychologiques. Ils donnent accès à un riche vocabulaire qui permet, non seulement de décrire les personnalités et les tempéraments mais également les défis personnels et les opportunités. » Une façon de représenter et d’identifier, mais pas d’expliquer ou de prédire les expériences humaines.
Sans la musique, les références à mon signe astrologique et les pierres qui jonchent la table basse, la séance pourrait ressembler à celle d’un psy un peu hippie. Lucinda me fait surtout parler et les messages sur les cartes me poussent à l’introspection. En terminant la session, j’ai le droit à une ordonnance : de la sauge bien sûr, quelques bâtons d’encens, une adresse pour agrandir ma collection de minéraux et surtout, la sensation d’avoir pris du temps pour moi.
Hype, l’astrologie ? Féministes, les sorcières ?
Sur Instagram, l’engouement pour les cultures ésotériques et le symbolisme est chiffrable. Les comptes d’astrologie, de sororité de sorcières et de tarologues y fleurissent, suivis par des communautés toujours plus diversifiées. Finie l’époque où s’enquérir du signe astrologique de son interlocuteur vous valait automatiquement des sourires moqueurs.
Maheva Stephan-bugni est professeur, mais c’est aussi le cerveau derrière le compte Instagram @astrotruc et ses 336 000 abonnés. Chaque jour, la jeune femme distribue à sa communauté des memes sur l’astrologie, des conseils et des interprétations sur les signes. « Je riais beaucoup en lisant les memes anglophones sur Instagram et je pestais un peu de ne pas en trouver en français. Finalement tout est parti d’une blague, j’ai dit à mes potes “je vais lancer mon compte“ et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, je l’ai vraiment fait. » En renouvelant une forme de symbolisme tombé en désuétude avec les codes de la culture internet, la jeune femme a rencontré le succès, au point de sortir un livre. « Je dirais qu’Instagram c’est l’art de la litote. Il faut savoir être concis mais aussi apporter du savoir et faire rire. Bien sûr, la forme évolue avec ces nouveaux outils mais il ne suffit pas de repackager l’astrologie, comme le reste, elle doit évoluer et sortir des vieux clichés sur le genre, etc. » Pour Maheva, l’astrologie n’a rien d’irrationnel mais s’inscrit dans un plan purement symbolique. « C’est une grille de lecture du réel », constate-t-elle.
https://www.instagram.com/p/CDWtn89hM-E/
Et si ces formes de spiritualité sont de plus en plus plébiscitées, c’est parce que de nombreuses femmes ou minorités sexuelles y trouvent une forme de refuge. Lou, étudiante en littérature, y voit même l’expression d’un féminisme nouveau. « Pour ma génération, l’astrologie a un côté “équipe de meufs” qui me plaît. Pendant longtemps, on a accusé les femmes astrologues d’être des charlatanes. Mais c’est un savoir de sorcières qu’on se réapproprie aujourd’hui. »
En parlant à tous ces gens, je me rends compte du dénominateur commun : le besoin de trouver du sens et surtout de nouveaux points d’appui dans un monde parfois trop rationnel et souvent imprévisible. L’astrologie, comme la lecture du tarot offrent à ceux en crise la possibilité de s’imaginer un meilleur futur. Pour ma part, j’ai le pas plus léger qu’à mon arrivée lorsque je quitte l’appartement de Lucinda.
Sur le chemin du retour, devant la station de métro Marcadet-Poissonniers, un homme me tend une carte, m’invitant à consulter l’un des plus grands marabouts du monde de passage à Paris, qui aurait la solution à tous mes problèmes. « Maître Keba, guérisseur capable d’une grande protection, marabout voyant, dons naturels prodigieux, reçoit 7 jours sur 7 », peut-on lire sur le bout de papier. Je souris discrètement en glissant la carte dans la poche de ma veste. Pour le prochain article…