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Zevs s’infiltre sur le toit de la Cité Radieuse à Marseille
Pénétrer dans une exposition fomentée par Zevs, alias Aguirre Schwartz, est toujours la promesse d’un jeu de piste savant et facétieux. Il faut dire qu’en plus de 20 ans de carrière, il est passé maître en détournement.
D’abord dans l’espace public, où il peint les silhouettes du mobilier urbain comme autant de cadavres allongés sur le bitume. Son travail devenu identifiable, le flasheur d’ombres cède la place au début des années 2000 au Serial pub killer qui exécute à coup de bombe entre les yeux, les mannequins des affiches publicitaires. Après avoir attaqué l’une d’entre elles sur un panneau Gap, ce dernier est remplacé et accompagné d’un vigile et d’un chien. Cette situation interpelle l’artiste qui songe désormais à faire des kidnappings visuels.
Il passe à l’action le 2 avril 2002 à Berlin. Sur une façade d’Alexanderplatz est suspendue une affiche Lavazza de 12 x 12 mètres. La photo prise par David LaChapelle, montre une femme volupteuse aux jambes interminablement longues et vêtue d’autocollants Lavazza. Armé d’un scalpel, il découpe la silhouette et laisse sur l’affiche évidée le message suivant : “Visual kidnapping Pay Now”. Le rapt se prolonge pendant trois années. Zevs, qui expose au même moment dans une galerie berlinoise, amène “son otage” et lui coupe un doigt qu’il envoie ensuite au directeur de Lavazza avec une demande de rançon de 500 000 euros. La marque dépose plainte contre l’artiste qui est encore anonyme.
Mais ce geste artistique à une époque où la verve de Naomi Klein (No Logo) fait de nombreux adeptes est perçue comme un acte héroïque. La marque de café change alors de stratégie et tente des négociations avec le “maître-chanteur” qui décline la proposition de superviser la prochaine campagne publicitaire. La performance se poursuit au Palais de Tokyo puis à la galerie Patricia Dorfmann en 2004 qui signe la fin du kidnapping. Parallèlement, l’artiste a débuté une nouvelle série, les logos liquidés, qui le conduira jusqu’au succès… et à la perte de son anonymat alors qu’il expose à Hong-Kong en 2009.
Cela fait quelques temps qu’il n’est pas sorti de l’atelier en mode vandale et devant cette profusion de marques de luxe, il s’en va en pleine nuit avec un assistant de la galerie coller sur la façade d’Armani un autocollant Chanel se lequel il verse de la peinture pour achever la liquidation. Mais la scène est observée par un chauffeur de taxi qui alerte la police par téléphone. Zevs est alors arrêté et placé en garde à vue ; Armani engage des poursuites contre lui et demande des dommages et intérêts exorbitants. L’affaire prend de l’ampleur et Zevs fini par ôter le bas léopard qu’il enfile tel un braqueur de banque pour commettre ses méfaits.
« L’art contemporain et le street art, même s’il y a des corrélations, sont des univers assez séparés. Il y a une dichotomie qui s’opère et qui est entretenue. C’est comme l’huile et l’eau. »
Depuis ses premiers graffitis, Aguirre s’est créé un double, qui tient son nom mythologique du “RER A Zeus” qui a failli le percuter au début des années 1990. « La mise en scène de l’anonymat est fondatrice des différents “crimes”. J’ai grandi dans un milieu artistique. Dans les années 1980, mon père a mis de côté la peinture pour faire du théâtre puis du cinéma. Il faisait répéter les comédiens à la maison et j’ai ensuite fait une école de théâtre. Cela a eu une influence certaine sur la création du personnage Zevs ». Il a choisi le bas léopard pour le côté sexy, mais aussi pour le jaune et le noir.
« Dans la nature, ces deux couleurs signalent le danger et renvoient aux tenues des travailleurs de chantier. Ce personnage jaune et noir affublé d’un chapeau de type borsalino me permettait de me dissimuler, de m’extravertir, et de laisser place à une projection pour les autres. Zevs c’est un nom que j’ai adopté, avec lequel j’ai développé mon travail, il a été un moteur et je continue de l’habiter, de le redouter aussi car c’est un personnage mais aussi une oeuvre qui pourrait laisser place à l’usurpation ». Il enlève donc le bas, pour montrer le haut à la sortie du tribunal de Hong-Kong, cela n’avait plus vraiment de sens de se cacher, la justice avait son identité.
Mais Zevs n’est pas mort pour autant et continue d’accompagner Aguirre dans ses recherches plastiques. « L’art contemporain et le street art, même s’il y a des corrélations, sont des univers assez séparés. Il y a une dichotomie qui s’opère et qui est entretenue. C’est comme l’huile et l’eau. J’ai fait évoluer mon travail en ayant un pied dans ces deux mondes. Je me suis retrouvé à exposer de façon assez fréquente avec mes pairs du street art, mais aussi dans des expos avec des artistes qui n’ont rien à voir avec ce milieu. »
Après avoir investi plusieurs institutions (dont le Château de Vincennes en 2016), il est invité par Ora-ïto à s’emparer du MAMO (acronyme de Marseille Modulor) implanté au sommet de la Cité Radieuse de Le Corbusier. Avec un sens du récit et de la mise en scène affûté, l’artiste aussi érudit que taquin réinvente sans cesse sa pratique tel un jongleur virtuose de concepts, de références et de savoir-faire. C’est donc dans cet ancien gymnase devenu centre d’art depuis une dizaine d’année sous l’impulsion du célèbre designer – qui s’est amusé à faire un jeu de mot avec le célèbre Moma de New York – que Zevs présente, après deux ans de gestation, “Oïkos Logos”.
« Je commence à amener la question écologique et l’impact de l’activité des hommes sur notre environnement vers 2015 lorsque je réalise un détournement de la célèbre peinture A Bigger Splash (1967) de David Hockney rebaptisé “The Big Oil Splash” ». Dans cette série de peinture à l’huile, il incorpore sur la façade de la maison les logos liquidés de grandes compagnies pétrolières (Esso, Exxon…) qui dégoulinent dans la piscine. Une référence directe à la marée noire qu’il a continue d’approfondir avec cette nouvelle exposition.
Un grand dyptique “Welcome” ouvre ainsi cette réflexion sur l’incapacité de l’homme à sauvegarder le milieu qui l’abrite. Dans cette peinture à l’huile qui a mis six mois pour sécher, se distingue d’importantes variations de bleu et des effets jaunes qui renvoient à la nacre, et à sa disparition (avant d’extraire du pétrole, la compagnie Shell s’occupait de l’extraction des coquillages). L’ensemble crée l’effet d’irisation du pétrole qui se dilue dans l’eau… Une belle entrée en matière pour l’artiste de 43 ans qui nous immerge avec subtilité dans sa réflexion sur la maison-mère : la Terre, dans un bâtiment réfléchi pour repenser la manière d’habiter, de vivre ensemble.
L’histoire aux allures dystopiques se poursuit dans la salle principale baignée d’une intense luminosité où trône la série “Sceptic” soit une réponse aux climatosceptiques en sept tableaux grands formats illustrant depuis les années 1960 la montée en puissance des plus grosses compagnies pétrolières. Le résultat est un éloquent panorama en forme de skyline de tours, créée par les longues coulures, avec les médaillés d’or, d’argent et de bronze de la pollution (Chevron, BP, Shell, Gazprom…). Au fil des décennies, le ciel s’assombrit à mesure que le nombre de pollueurs augmente. Pour pousser encore plus loin la métaphore, Zevs a envoyé du dioxyde de carbone pour terminer sa composition. Cette vision “gothamesque” a été réalisée à l’aide de données statistiques et des travaux de Richard Heede.
Autres peintures, plus figuratives celles-ci, la série “Evolution” qui mixe le Bigger Splash d’Hockney, cette fois-ci fiché du logo de Shell, et les Nymphéas de Monet pour illustrer en huit tableaux disposés en ellipse, la catastrophe annoncée par la prolifération des nénuphars jusqu’à l’asphyxie. Au creux de la spirale (rappel du coquillage), on observe une sculpture précise de la Terre réalisée en céramique, sa calotte glaciaire n’est plus qu’un trou béant à l’intérieur duquel se consume une bougie et où l’on peut voir les traces d’une main. Mais que serait la colère de Zevs sans le tonnerre ? Sur le toit-terrasse face au théâtre pensé par le Corbusier se tient une sculpture en bronze réalisée à partir du Modulor (une silhouette humaine qui servait de mètre étalon à l’architecte) et dont le visage lisse rappelle celui de l’artiste quand il enfilait un bas sur le visage. Dans ses mains, elle tient un bâton qui envoie des décharges électriques à la nuit tombée… Jamais un paratonnerre n’aura été aussi poétique.
Point final de la visite : le NFT store, un projet indépendant mais qui résonne avec les préoccupations environnementales. L’artiste n’a pas pu s’empêcher de hacker la boutique du MAMO. « C’est une installation critique. Ce magasin est constitué de cartes postales, t-shirts, sweat-shirts, posters à l’effigie de grandes entreprises (Nike, CNN, Huawei…) dont le logo se fait liquider par l’acronyme NFT. » Alors que nombreux sont les artistes à se lancer dans les œuvres virtuelles NFT (jeton non fongible) et à se jeter dans ce nouveau phénomène de spéculation sur le marché de l’art, le coût environnemental de cette technologie n’a pas échappé à l’artiste. Plutôt que de se lancer dans la tokenisation énergivore de l’art, il en prend le contrepied, refusant même les appels du pied d’une grande maison de vente.
“Oïkos logos” à voir jusqu’au 19 septembre au MAMO, Unité d’habitation Le Corbusier.