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« You », la série qui humanise un parfait psychopathe, trois fois plutôt qu’une
C’est quand même incroyable qu’une série comme You puisse exister en 2021. Ce l’est encore plus qu’elle en soit à sa troisième saison et que l’intérêt du public ne semble pas ralentir.
You, c’est l’histoire de Joe Goldberg. Un gars à première vue charmant, sexy, désirable, avec des problèmes émotionnels et psychologiques qui versent dans la criminalité grave. Voyez-vous, Joe fait une fixation sur des filles. Constamment. Sans vouloir divulgâcher quoi que ce soit, il arrive que Joe tue les filles en question lorsqu’elles découvrent qui il est vraiment. La justice ne voit rien aller ou laisse passer. Donc, Joe recommence. Bref, on a affaire à un assassin récidiviste doublé d’un gars contrôlant et manipulateur.
Devant le succès de la première saison et les commentaires sur son personnage violent, Penn Badgley (l’interprète de Joe) a lui-même trouvé un peu étrange le niveau d’amour et d’attention qu’il a reçu.
Ayant tout récemment fini une saison 3 plus violente et tordue que jamais, je me suis posé la question : pourquoi est-ce qu’on continue de regarder ça ? Pourquoi est-ce qu’on continue de trouver que ça vaut notre temps précieux ?
https://www.youtube.com/watch?v=xAN1ThhTWsE
Le polarisant M. Goldberg
Réfléchir à You sur la place publique tient du sport extrême.
D’un côté, il y a ceux et celles qui critiquent la série parce qu’elle fait l’apologie de la violence conjugale et des féminicides… et ils et elles ont raison.
De l’autre côté, il y a les défenseurs et défenseuses de You, qui rappellent qu’il s’agit d’une série de fiction et qu’on doit faire la distinction avec la réalité.
C’est donc difficile d’affirmer quoi que ce soit sans se faire lancer des tomates.
Ce qui rend You si complexe et unique, c’est que Joe nous livre ses monologues intérieurs à chaque épisode. Il nous parle de ses pensées les plus malsaines avec une franchise et une vulnérabilité qui le rendent insupportablement charmant. C’est difficile de haïr quelqu’un qui nous fait confiance. Qui nous offre un privilège auquel les autres personnages n’ont pas le droit. C’est aussi un exemple vibrant de manipulation crasse.
Ce genre de personnage rate rarement la cible, parce qu’il représente une forme de catharsis pour l’auditoire. On vit à travers eux des émotions qu’on ne se permettrait jamais de vivre soi-même.
Joe Goldberg est aussi le dernier d’une longue série de psychopathes fictionnels sympathiques à avoir conquis la culture populaire : Patrick Bateman, Dexter Morgan, Hannibal Lecter, etc. Ce genre de personnage rate rarement la cible, parce qu’il représente une forme de catharsis pour l’auditoire. On vit à travers eux des émotions qu’on ne se permettrait jamais de vivre soi-même. On s’identifie aussi souvent à eux, parce qu’ils sont très honnêtes à propos de leurs défauts. Ils les vivent fièrement et intensément. Par exemple, Joe comprend que ses obsessions mortelles sont socialement problématiques, mais il s’en fout un peu. Il se livre à ses désirs comme on se livre à une envie de bacon le dimanche matin.
Les conséquences sont différentes, mais l’instinct est le même. Non, Joe ne fait aucun sens, mais il existe dans un univers où les règles du jeu sont différentes. Le théâtre grec avait les mêmes visées il y a deux mille ans. On nous y présentait des personnages plus grands que nature pour nous inviter à transcender notre quotidien, tomber amoureux ou vociférer des insultes à voix haute.
La catharsis ne vieillit pas. Elle est toujours aussi efficace aujourd’hui qu’elle l’était au tout début du théâtre. C’est pour ça que peu importe si on l’aime ou non, il y aura toujours un public pour You et Joe Goldberg.
Le problème avec Joe
Notre façon de gérer créativement les personnages de fiction problématiques en tant que société est plutôt simple et efficace : ils subissent tous, tôt ou tard, les conséquences de leurs actions. Patrick Bateman fait une crise d’apoplexie en se rendant compte que ses élans meurtriers n’étaient que des fantasmes; après un séjour en prison, Hannibal Lecter est condamné à vivre une vie de fugitif, etc. Les conséquences ne sont pas toujours à la hauteur de leurs actions, mais ils ne sont jamais au-dessus de leurs transgressions.
Le problème avec Joe Goldberg, ce n’est pas tant le personnage que le médium. Un film raconte une histoire en deux heures. Un roman raconte une histoire en quelques centaines de pages. Une série télé continue de raconter une histoire tant qu’il y a de la demande et la demande pour les féminicides de Joe Goldberg ne fait qu’augmenter. C’est la faute à qui, ça ? Un peu tout le monde. Probablement la faute à Caroline Kepnes qui a inventé le personnage. La faute à Netflix, qui en a fait une star et notre faute à nous tous et toutes qui continuons de regarder religieusement.
On pardonne beaucoup trop facilement aux gens beaux et séduisants.
L’histoire de Joe Goldberg n’a pas encore fini d’être écrite. Elle est bien racontée, mais elle ne connaît ni la nuance ni le réalisme. Elle existe dans un paradigme lointain et fantaisiste qui avoisine la satire, ce qui est plus évident que jamais dans le nouveau décor californien de la saison trois. Rien n’est réel dans cette série à part Joe et ses crimes. Sera-t-il puni adéquatement ? L’avenir et les cotes d’écoute nous le diront.
On ne s’en sauve pas, You est une série tordue et brutale. Ce n’est de loin pas la chose la plus tordue et brutale que j’ai vue dans ma vie, mais ce n’est clairement pas pour tout le monde. Elle nous place face à une réalité inconfortable : on pardonne beaucoup trop facilement aux gens beaux et séduisants. Elle nous force aussi à admettre qu’on est souvent impuissants devant d’habiles manipulateurs, plus (beaucoup plus) qu’on aimerait le croire.