« Biglietto, prego. »
Dans le wagon du train me menant de Venise à Milan, je ne suis pas la seule main à tendre mon billet au contrôleur.
Je serai pourtant la seule passagère de tout le périmètre (comptez une vingtaine de personnes) dont il en vérifiera la validité en faisant passer sa machine sur le code-barre. Pour les autres, ce sera un vague coup d’œil, suivi d’un hochement de tête.
Soit, me dis-je. Peut-être une coïncidence.
Sauf que, quelques heures plus tard, dans le train de Milan à Turin, même rengaine. Une contrôleuse s’approche cette fois-ci de nous, demande à la volée nos titres de transport, mais ne s’attarde ouvertement que sur le mien.
Là, je m’interroge.
Personne, dans cette rame de train, n’est si différent que moi, pourtant. Nous sommes tous des voyageurs, nos valises encombrent toutes les repose-bagages, nous avons tous des écouteurs vissés dans les oreilles et le regard vide, à deux doigts d’entamer notre cinquième sieste du trajet.
Ne reste donc qu’une dernière explication à ces agissements consécutifs : je suis la seule personne noire du wagon.
Dire que je ne m’y attendais pas serait un mensonge, toutefois.
Avant ce voyage, l’un de mes running gags fréquents était qu’à moins qu’on ne me paie, je ne me rendrais jamais en Italie, surtout après avoir entendu bien plus de témoignages d’expériences racistes que de louanges aux paysages magnifiques de Toscane.
Les différences racistes de traitement au sein d’un même groupe dans un contexte de voyage, et l’humiliation cuisante qu’elle provoque, ne me sont pas non plus étrangères. La fin d’un séjour en Roumanie, peu avant Noël 2021, était déjà un bon entraînement.
Alors que tout le monde passait sans soucis la porte d’embarquement pour se rendre dans l’avion, dont la personne d’avant qui avait le même passeport que moi, l’employé d’aéroport m’a soudainement stoppée pour observer le mien à la lumière, mais aussi les traits de mon visage, le tout pendant cinq minutes, devant tout le monde, avant de finalement décider que – ses mots, pas les miens – « je n’étais pas la personne criminelle qu’ils recherchaient ».
C’est pourquoi, depuis que je suis en âge de voyager seule, j’ai pris l’habitude d’essayer de jauger en premier lieu le degré de racisme du pays qui me tente.
Ma logique est simple : un voyage est un investissement dans son propre bien-être. Bien que des aléas puissent arriver, il ne faut pas que leur pourcentage de déplaisir surpasse celui de plaisir que ce moment de repos offre. Sinon, c’est du gâchis d’investissement.
Je préfère donc m’assurer en amont que l’endroit où mon précieux congé annuel sera dépensé ne m’occasionne aucune indexation quotidienne pour ma couleur de peau.
Et à observer la multiplication de forums, témoignages, agences de voyages, créateurs de contenu et hashtag consacrés à informer d’autres voyageurs noirs grâce à leur expérience positive ou négative dans un lieu donné, je pense n’avoir rien inventé.
PRÉVENIR AVANT DE GUÉRIR
Lorsqu’il s’agit de ce sujet, Kady, le visage féminin, noir et voilé derrière le compte TikTok 60sdetente, préfère d’abord en rire.
Par téléphone, elle me partage cependant ce sentiment d’injustice qu’un bon nombre de personnes racisées ressentent face à la liste raccourcie de pays sécuritaires à visiter sans être discriminées.
« Être une femme, noire et voilée, c’est comme si ça me condamnait à choisir entre des pays musulmans ou des pays ultra touristiques qui ont l’habitude de voir ces trois-en-un », remarque-t-elle.
Mais qu’arrive-t-il lorsque ce rejet survient aussi dans un pays musulman? Il en résulte un arrière-goût amer que ressent encore Mato, la globe-trotteuse et créatrice de la communauté francophone Women Can Travel visant à encourager les femmes de tout horizon à partir à l’aventure.
Du Kirghizistan aux États-Unis, en passant par le Népal, jamais il ne lui est venu à l’esprit de vérifier au préalable le seuil de tolérance pour les femmes noires et voilées dans les lieux qu’elles s’apprêtaient à visiter. « Je rendais juste l’énergie que je recevais sur place », m’explique-t-elle simplement.
Jusqu’à ce qu’un pays d’Asie centrale change brusquement la donne.
« En Ouzbékistan, j’avais l’impression d’être un singe en cage », décrit-elle.
« J’étais tellement regardée et photographiée secrètement dans la rue que je n’en pouvais plus. Quand je sortais seule, je mettais toujours mes écouteurs pour pouvoir regarder mes pieds », relate la voyageuse, qui préfère pourtant se mélanger à la foule pour s’imprégner de l’ambiance locale.
Elle a tout tenté pour mieux se fondre dans le paysage : se vêtir de couleurs sobres, attacher son voile comme les autres femmes ouzbeks, porter des lunettes de soleil pour ignorer les œillades.
Rien n’y a fait.
Bien que Mato précise avoir tout adoré de ce pays – la culture, l’architecture, la nourriture, les paysages – l’inconfort d’être scrutée et photographiée a fini par l’emporter, écourtant ses balades au strict minimum touristique.
« Quand j’ai fait une vidéo sur mon expérience en Ouzbékistan, les gens m’ont dit “Oh, mais tu abuses!” », se souvient-elle.
« “Ne leur en veux pas. C’est juste que tu es différente pour eux, donc c’est normal qu’ils réagissent comme ça!” Alors que non, ce n’est vraiment pas normal », réfute Mato, qui a depuis supprimé la vidéo de ses réseaux.
On soutenait aussi que le fait d’être une étrangère, et non une femme noire et voilée, était ce qui avait véritablement interloqué les locaux. Sauf qu’aucun habitant ne s’arrêtait pour photographier les personnes blanches étrangères, contre-argumente la voyageuse, qui a eu un gigantesque coup de cœur pour le Kirghizistan, un pays pourtant voisin.
Peut-être ne viendrait-il même pas à l’esprit d’un voyageur caucasien de craindre de la discrimination raciale avant de sauter dans un avion pour l’Ouzbékistan.
Ce qui n’efface pas d’autres potentielles craintes. « Une personne blanche va peut-être se renseigner sur la possibilité de crime ou de vols, mais jamais d’agressions raciales. C’est ça, c’est la différence », précise ainsi Kady.
Mais il est souvent difficile d’expliquer, voire même d’aborder, le sujet invisible des micro-agressions, ces comportements subtilement violents que les minorités se prennent de plein fouet, tandis que les autres n’y voient que du feu.
D’où la fréquence des « Oh, mais tu abuses ! » lorsque ces actes sont dénoncés par ceux qui les vivent. Pour être enfin traitées avec sérieux, il faut hélas attendre que ces agressions graduent du statut micro à celui macro, afin que leur brutalité symbolique et physique soit maintenant irréfutable.
Et, autour de moi, ces exemples sont malheureusement nombreux.
Comme mon amie, Peggy*, qui se fera frapper en Croatie et harceler sexuellement, puis verbalement, en plein centre d’achat hongrois, dans l’indifférence générale.
Comme une connaissance noire de Kady également, qui, lors d’un voyage en Inde, subira insultes et crachats à maintes reprises, selon ce que me relate la TikTokeuse.
Tout comme Philippe et son partenaire aussi, un couple d’hommes blanc québécois devenus pères adoptifs d’un petit Samuel d’origine haïtienne.
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Avec un rire stupéfait, Philippe me raconte au téléphone une expérience marquante que sa famille a récemment vécue dans le Sud de la France.
« Il y avait une dame assise en face de nous, dans le métro, qui nous regardait en faisant semblant de vomir. Elle avait l’air mal à l’aise qu’on soit là, qu’on existe ».
Ce que Philippe n’a aucunement laissé passer, n’hésitant pas à lui lancer un « Tout va bien, madame ? » un peu moqueur, malgré la stupeur initiale.
« Ce genre de comportement, moi, je les affronte pour Samuel. Il faut qu’on soit résilient, faut qu’on soit patient; c’est presque un diplôme d’éducation. Mais comparé à ce que, lui, aura à vivre, c’est vraiment rien », réalise pleinement Philippe.
ASSURER SES ARRIÈRES ( ET SES DEVANTS)
Faire ses recherches avant de partir, c’est déjà bien. Les faire de façon ciblée, c’est encore meilleur.
Car, même au sein d’une seule communauté, il se peut qu’un type de profil soit bien plus toléré qu’un autre, comme le précise Mato, qui me partage ses ardeurs temporairement refroidies envers l’Albanie, la Corse ou les Caraïbes.
« Je sais que là-bas, ce n’est pas forcément ma couleur qui va être problématique, mais mon foulard, tu vois? Donc c’est double peine », considère-t-elle.
Pour ma part, j’ai aussi pris l’habitude de regarder des témoignages sur YouTube de voyageuses qui me ressemblent le plus, physiquement parlant, afin de pouvoir me projeter de façon réaliste dans mon futur séjour.
Je fais donc attention à ce que la personne qui parle soit une femme – car un homme, même noir, sera exempté de bien des tribulations sexistes –, et qu’elle ait le même degré de mélanine que moi en raison du colorisme, cette discrimination glorifiant les teintes de peau claires et déshumanisant celles plus foncées, que l’on retrouve de l’Asie à l’Amérique du Sud, en passant par l’Afrique subsaharienne.
Si j’enquête sur YouTube, Kady, pour sa part, préfère trouver ses réponses sur des forums, en utilisant des mots-clés comme « voyager / noir / [pays] / safe » jusqu’à ce que le volume de témoignages récoltés suffise à la rassurer.
« Sur les forums, j’ai l’impression que les personnes qui publient leurs avis sont plus nombreuses que sur YouTube, mais aussi plus âgées et plus matures, donc je leur fais un peu plus confiance », estime celle qui se donne tout le temps nécessaire pour récolter les informations qui suffiront à l’apaiser.
Faute d’être justement rassurée par ce qu’elle entendait du Monténégro, elle a dû abandonner à la toute dernière minute son voyage dans ce petit pays européen en bordure de la mer Adriatique, dont les paysages montagneux et balnéaires sont à couper le souffle.
« Tu ne peux pas oser voyager dans des coins qui ne sont pas très touristiques, quand tu es Noir. Il faut vraiment qu’une autre personne te dise : “OK, c’est safe.” »
En parlant de ce sujet autour de moi, je remarque que ce réflexe de vérification est un geste sécuritaire qu’adopte finalement beaucoup de groupes minoritaires, chacun à sa manière.
Une amie m’indique ainsi qu’avant d’acheter n’importe quel billet, elle vérifie la condition des femmes sur place. D’autres encore vont baser leurs recherches sur l’inclusion corporelle, car un corps mince n’expérimentera pas le monde de la même façon qu’un corps qui ne l’est pas.
Philippe, quant à lui, va plutôt éviter les pays où l’homosexualité est criminalisée, à moins que son travail ne l’y oblige – comme la Tunisie, par exemple, un déplacement pour lequel il s’est énormément renseigné en amont.
« C’est sûr qu’on va adapter nos critères de voyage en fonction de Samuel à mesure qu’il grandira, se prépare déjà Philippe. Mais pour l’instant, on est juste dans ce qui s’aligne sur ses propres intérêts. Donc : est-ce qu’il aime faire du bateau ou bien du train? »
LE MOINS PIRE DES MAUX
Peggy est franco-ivoirienne, a pour phobie première la traçabilité virtuelle (d’où son changement de nom), mais, quand il est l’heure de voyager, ne vérifie rien. Elle achète juste son billet, attrape sa valise, puis s’en va, une résilience bien indifférente accrochée au dos.
Sa devise? Ce qu’elle vit à l’étranger ne sera jamais pire que ce qu’elle a déjà vécu en grandissant sur le sol français.
« À Paris, on m’a déjà lancé le mot en n dans une boulangerie parce que j’avais pris le dernier croissant. Une fois que tu as vécu ça, tu peux aller partout. »
Qu’il s’agisse donc de se balader en Roumanie sur un coup de tête, ou de vivre plusieurs mois en Hongrie, puis en République-Tchèque, rien ne pourra troubler sa quête.
Pas même une bande d’adolescents l’insultant dans le bus, une étudiante hongroise plongeant sa main dans son afro sans lui en demander la permission, ou bien les avances insistantes du commerçant juste en bas de chez elle, qui ne serait « jamais encore sortie avec une Noire ».
« J’adore visiter les lieux historiques. J’adore aller sur les vestiges du passé. Le reste, je m’en fiche un peu, déclare Peggy. Et puis, je suis historienne, donc je sais où je mets mes pieds. Je ne peux pas être surprise par un comportement si je ne m’attendais déjà à rien. »
Reste que certains actes marquent, aussi épaisse soit la carapace de protection, surtout lorsqu’ils se déroulent dans un pays que l’on croyait safe; comme l’Allemagne, par exemple.
Peggy se souvient encore de cette touriste russe qui a pris plusieurs selfies avec elle à son insu, comme pour prouver à ses proches qu’elle venait de rencontrer une personne noire.
« Elle a même posé sa tête sur mon épaule pendant que quelqu’un d’autre prenait une photo, comme si j’étais une bête de foire, puis elle est partie. »
« Ça a duré juste une minute, mais j’ai mis du temps avant de le réaliser », raconte-t-elle, encore troublée par cette interaction.
Mais aussi « douce » a-t-elle pu être par rapport à toutes celles vécues avant, Peggy reste formelle sur son caractère raciste et fétichisant. Se faire toucher et prendre en photo comme si les « zoos humains » coloniaux étaient encore d’actualité : n’est-ce pas une violence tout aussi aiguë qu’une injure raciale, finalement ?
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Dans cette même veine, Kady a goûté à une fétichisation plus intense encore lors d’un voyage en Inde, à la toute fin de son adolescence.
« Dans la rue, j’avais beaucoup de “Africa, Africa”, un peu comme une bête de foire, répète-t-elle aussi ce mot. Après, c’est triste à dire, mais c’est préférable à des insultes ou du crachat. »
Quant à Philippe, il se souvient de toutes les mains et bouches embrassant et touchant constamment Samuel dans les rues tunisiennes. Réaction étonnante dans un pays qui semble pourtant s’enfoncer dans une xénophobie anti-noire sans précédent, et encouragée par son président, Kaïs Saïed.
« Le facteur “mignon” peut vraiment te sauver d’une forme de racisme plus extrême », observe Peggy, qui s’habille de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Petite de taille, l’historienne en herbe sait pertinemment que quelques centimètres en plus, accompagnés d’une garde-robe moins originale, aggraveraient le casual racisme qu’elle subit déjà d’un déplacement touristique à l’autre.
Ce qui me fait donc penser la suite à voix haute : aurait-on contrôlé son billet à Milan, ou son passeport à Bucarest ? Aurais-je pour ma part eu d’autres déconvenues raciales en Italie si je n’avais pas porté autant de vêtements colorés ?
Car, à l’exception de ce petit moment de flou dans le train, aucun des témoignages cauchemardesques de voyageurs noirs en Italie visionnés sur YouTube juste avant mon départ ne s’est reflété durant mon séjour. J’ai même hâte de revenir à Turin – c’est dire.
Alors, qui sait? Peut-être que les choses changent, tout doucement. Ce qui vient aussi avec son lot de grincement de dents… et de fétichisation inversée.
Surtout quand, de racistes, les gens tiennent maintenant à vous convaincre qu’ils sont wokes à coups de questions envahissantes et de compliments en rafale, alors que, comme Philippe et sa famille, vous essayez simplement de prendre des vacances tranquilles au Lac-Saint-Jean.
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« C’est comme s’ils se sentent obligés de venir nous voir et nous complimenter pour qu’on sache qu’ils sont ouverts d’esprit », rit de bon CŒUR Philippe.
Mais le font-ils pour nous ou pour leur propre conscience ?
À voir si se torturer l’esprit à élucider cette question, plutôt que de s’allonger tranquillement au soleil, n’est pas aussi du gâchis d’investissement.