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Violences policières en confinement: «Je m’estime chanceux car je suis vivant»
Le dernier rapport d’Amnesty International sur les violences policières survenues pendant le confinement est alarmant. Coups et plaquages au sol, usage inapproprié du taser, insultes racistes ou homophobes, usage illégitime de la force, etc. Sans parler des contrôles au faciès. On a discuté avec Jean-Uriel Agbalika, victime de violences policières devant chez lui et avec David Dufresne, le journaliste qui dénonce minutieusement les violences policières sur son compte Twitter en défiant le ministère de l’Intérieur (ce même ministère qui n’a pas souhaité répondre à nos questions sur le sujet).
Le jeudi 16 avril 2020, dans le centre-ville de Compiègne, aux alentours de 8h, Jean-Uriel était sur le pas de sa porte lorsqu’il s’est fait arrêter pour un contrôle de police. «Ils voulaient voir mon attestation de sortie sauf que j’étais déjà sur mon lieu de confinement!», raconte celui qui a donc fait savoir qu’il trouvait la demande absurde. «Ils m’ont saisi par le col pour me mettre hors de chez moi, sous le regard impuissant de ma femme et de mon fils de 2 ans qui n’ont pas compris ce qu’il se passait.»
Des menottes mais pas de masques
Rapidement, il s’est retrouvé plaqué au sol, menotté les mains dans le dos par quatre officiers car, selon la police, il s’était soustrait à leur contrôle. «Alors que non!», raconte le père de famille qui n’a pas cherché à résister sachant les risques physiques encourus. «Malgré le fait que je sois resté calme et que je me sois laissé faire, un officier s’est quand même acharné sur ma jambe gauche pour me passer une menotte à la cheville», confie Jean-Uriel qui a ensuite été traîné dans le véhicule de police et mis en garde à vue. «Ça faisait 15 ans que je n’avais pas eu affaire à la police. En général, c’est aux jeunes qu’ils réservent ce genre de traitement… Faut croire que j’ai tort », lance l’homme de 41 ans qui affiche un calme olympien, presque désarmant.
«On vit dans le centre-ville de Compiègne, dans l’Oise, une extension de la région parisienne. Ici, les quartiers sont assez blancs avec peu de gens d’origine africaine comme moi. Alors les flics ont dû être surpris de me voir là, c’est pour ça qu’ils se sont octroyés le droit de me contrôler, je pense. Ce n’était pas un contrôle aléatoire ou réalisé au hasard, c’était ciblé, c’est certain.»
« […] j’ai demandé à remettre mon masque et ils me l’ont remis en me comprimant la bouche et en me pinçant le nez pendant une quinzaine de secondes »
Au moment de l’arrestation, Jean-Uriel se souvient avoir été le seul à porter un masque. «Les flics ne portaient ni masques ni gants et s’approchaient de mon visage sans respecter les mesures de distanciation pour me parler. Dans la voiture de police, j’ai demandé à remettre mon masque et ils me l’ont remis en me comprimant la bouche et en me pinçant le nez pendant une quinzaine de secondes. Il a voulu m’étouffer le mec, en fait! (rires)», raconte Jean-Uriel sur le ton de l’humour, après avoir craqué plusieurs fois depuis l’événement.
«Je suis allé voir mon médecin le lendemain de l’arrestation pour avoir un arrêt de travail: là j’ai tout lâché, j’ai pleuré, j’en avais besoin», raconte celui qui n’est même plus surpris de subir ce genre de violences. «Je sais que ça peut m’arriver alors j’ai trouvé la capacité d’en rire. Mais aujourd’hui, si je décide de dire les choses c’est pour mon fils: je ne veux pas qu’en 2040, on en soit encore là et qu’il subisse ce que je peux subir, sous prétexte qu’il est métisse», confie Jean-Uriel, peu confiant en l’avenir.
Bien décidé à ne pas se laisser faire et à raconter ce qu’il a subi, il a immédiatement écrit à David Dufresne dont la réponse ne s’est pas faite attendre.
«On a publié rapidement la vidéo de mon témoignage et puis Le Parisien a alors décidé de m’interviewer. Ils ont aussi posé des questions à la police qui a, évidemment, nié le fait de m’avoir entravé la cheville», raconte Jean-Uriel avant d’ajouter que certains partisans de l’extrême droite ont profité de la situation pour faire une parodie vidéo de son témoignage. «Ils me font parler avec un accent de Tintin au Congo et donne à ma conjointe, qu’il n’imagine pas blanche, un semblant d’accent antillais… Tout est hyper caricatural. Mais le meilleur ce sont les commentaires: j’ai appris qu’ils utilisaient des codes pour écrire “noirs” et “arabes” pour ne pas être interdits de réseaux sociaux. Donc dans ce monde facho, les “noirs” sont des “noix” et les “Arabes” sont des “arbres” (…) Et pour la chasse aux “noix” et aux “arbres”, certains préconisent d’ailleurs l’utilisation d’une arme, le Remington Model 870», confie simplement le Compiégnois. Glaçant.
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«En France, pour moi, la police c’est l’extrême droite! Peu d’entre eux sont animés d’une conscience sociale, en tout cas,» rapporte celui qui a déposé une plainte auprès de l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), sans trop y croire. «J’ai pris un avocat, Me Arié Alimi, qui s’occupe principalement des cas de violences policières. C’est lui aussi qui s’occupe de l’affaire de Rémi Fraisse, le militant écologiste qui est mort après avoir reçu un tir d’une grenade offensive lancée par un gendarme, en 2014», raconte Jean-Uriel dont la demande de comparution vient d’être repoussée. «Moi je m’estime chanceux car je suis vivant et j’ai encore tous mes membres attachés à mon corps», lance le père de famille qui estime que les pratiques des policiers français sont barbares et issues d’un autre temps.
«L’application “Urgence violences policières” a été l’une des apps les plus téléchargées en France pendant le confinement, il y a eu un incident quasiment chaque jour! Ce n’est pas normal… La police a un traitement colonial des personnes noires et arabes, mais ça fait partie des sujets tabous en France où l’on ne parle pas de races.»
Une «épidémie» de contrôles au faciès
Pour David Dufresne, cela ne fait aucun doute: l’attestation de sortie a été un élément de friction supplémentaire. «En France, dans les quartiers dits populaires, il y a une “épidémie” de contrôles au faciès qui durent depuis 20 ou 30 ans, c’est à dire que les gens d’origine africaine ou nord-africaine sont contrôlés et sur-contrôlés. Là, en plus de ça, il y a eu cette attestation et le fait que tout le monde était dans un état de sidération avec le confinement. Résultat: on a vu remonter des violences policières en nombre. Et c’est toujours la même chose: humiliation, vexation, coups, insultes», raconte le spécialiste selon qui, par un effet d’époque, les gens filment plus qu’avant. «Et en étant confinés, les gens ont pu filmer depuis leur fenêtre: on y voit des choses qui passent habituellement sous les radars. On a eu une visibilité de ces violences policières qu’on n’a pas en temps normal.»
«Une partie de la police française a un problème de racisme, très clairement.»
Ce que le confinement a aussi et surtout mis en valeur depuis deux mois, c’est que le département du 93 a été beaucoup plus contrôlé qu’une autre partie de la région parisienne. Comment expliquer le phénomène? Il y a plusieurs théories, selon David Dufresne. «Il y a d’abord celle d’une police raciste et coloniale qui vient de loin. La France a une histoire complexe avec ses anciennes colonies. Donc on a une police extrêmement brutale qui agit parfois avec des relents extrêmement racistes, comme on l’a vu récemment dans une vidéo où un jeune policier emploie le mot “bicot”: c’est un terme qui était très utilisé lors de la guerre d’Algérie qui s’est terminée en 1962… Que des jeunes emploient ce terme-là montre bien qu’une partie de la police française a un problème de racisme, très clairement.»
Parmi les gens qui ont été victimes de violences policières pendant le confinement, il y a des livreurs d’Amazon, d’autres qui travaillent dans les hôpitaux, celles et ceux dont la société se rend compte aujourd’hui qu’ils sont essentiels. «C’est ce qui est terrible car c’est une population pauvre et sacrifiée!», confie le journaliste avant de rappeler que c’est en Seine-Saint-Denis qu’il y a eu le plus de morts du COVID, toutes proportions gardées. «En partie parce que ce sont des gens qui continuent à aller travailler, à prendre les transports en commun pour subvenir à leurs besoins.»
Aujourd’hui, la question des violences policières fait partie des questions de société abordées sur des chaînes d’information, même les plus ringardes (on ne citera pas de noms): c’est devenu un enjeu médiatique et cela constitue déjà une petite victoire. Sans parler des ONG, et des associations qui se bougent pour changer les choses, même si le défi reste immense. «On a un énorme problème en France qui est celui de l’impunité policière: des policiers qui enquêtent sur leurs collègues, ça débouche rarement sur des sanctions», rappelle David Dufresne avant de citer Emmanuel Macron. «Le président de la République a eu cette phrase terrible: “Dans un état de droit, les violences policières n’existent pas”: si, elles existent malgré l’état de droit et même d’une certaine manière, avec la complicité de l’état de droit.»
Selon lui, ce à quoi on assiste en France, depuis les années 1980, c’est à un recul des libertés. «Aujourd’hui, en France, défendre les libertés fondamentales, c’est presque devenu suspect. Observer ou critiquer la police et lui demander de rendre des comptes, c’est être taxé d’anti-flics et être mis à l’index. C’est sidérant ce qui se passe.»
Interrogé sur sa mission en tant que journaliste engagé et sur ce que cela fait d’être David Dufresne à l’heure actuelle, il préfère ne pas trop s’étendre. «J’ai écrit un roman chez Grasset, Dernière sommation, où je donne des clefs par rapport à mon quotidien. Je pense que vous allez comprendre…», a confié le journaliste, persuadé que rendre les histoires publiques, cela protège les victimes et permet de faire avancer le débat.
«C’est ça le plus important pour moi. Il faut continuer à documenter les violences policières car cela débouche sur une prise de conscience. Même si ce n’est pas toujours facile de témoigner, il faut le faire», estime le journaliste-écrivain, révolté contre le système qu’il trouve odieux. «Tout est révoltant.»