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Vieillesse : le naufrage des Ehpad français

Décryptage d'un déni de maltraitance.

Par
Mathieu Gilbert
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Je la revois encore se mouvoir péniblement dans son étroit appartement où rien n’a bougé depuis que je suis né. Seuls ses pas hésitants et douloureux amenaient encore du mouvement dans sa demeure presque éteinte, à l’image de la flamme dans ses yeux. On ne venait pas souvent la voir mamie ; certains ne venaient qu’à Noël pour récupérer les cadeaux.

Pourtant, elle, elle ne ratait jamais une occasion de nous voir lorsqu’elle le pouvait encore. On lui disait : « On n’a pas le temps », « Je travaille toute la semaine, je n’ai que mon week-end pour me reposer », « Je suis casanier », « J’ai trop de devoirs, il faut que je reste à la maison ». On s’est retrouvés comme des cons le jour de son enterrement. Et je n’ai revu personne de ma famille depuis la dernière fois où j’ai embrassé le front froid de ma grand-mère. On a retrouvé notre petit traintrain quotidien individualiste, en culpabilisant de ne pas avoir été voir plus souvent grand-maman.

Cette triste anecdote est plus actuelle que jamais. La crise du COVID a mis en exergue les défaillances du système d’accompagnement de nos aînés. Récemment, la publication du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet a fait la Une des journaux en révélant les failles d’un système maltraitant qui broie les personnes âgées dans des Ehpad aux allures de mouroirs. Pourtant, ce n’est pas nouveau, et le problème ne date pas d’hier. Cela fait des décennies qu’on en parle, qu’on s’offusque et qu’on s’interroge. Pourquoi tant de mal et de haine envers nos aînés ? Que nous ont-ils fait pour mériter ça ?

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Péjorativement appelé « tsunami gris » ou « armageddon gériatrique » pour reprendre l’expression de l’économiste américain Oliver Williamson, le XXème siècle a « créé la vieillesse ». Pour tenter de comprendre et de décrypter ce phénomène, j’ai discuté avec Florence Boulanger, sociologue et chercheuse sur le sujet des représentations de la vieillesse et de la redéfinition des rapports intergénérationnels. « Je pense qu’on a eu une vision très négative de l’avancée en âge, parce que les personnes âgées étaient considérées comme une charge pour la société capitaliste, dès les années 1890. Les démographes ont alarmé la société lorsqu’ils ont réalisé leurs projections sur le vieillissement de la population. En montrant l’explosion de personnes qui seront « à la charge » de la société pour les prochaines années, cela a créé un véritable rejet de la vieillesse, à l’image de la discrimination que les bénéficiaires de minima sociaux subissent également aujourd’hui ».

Selon la sociologue, nous sommes dans une société de plus en plus individualiste, mais surtout une société de compétition. « Il faut être le meilleur, il faut être jeune, beau, toujours se dépasser : il n’y a pas tellement de place à la vulnérabilité. Alors vieillir dans une société comme celle-ci, où le culte de la jeunesse éternelle est omniprésent, ce n’est pas simple. Il suffit de regarder le nombre de pubs de crèmes anti-rides, de médicaments pour être performants, etc. C’est effarant ».

« Maintenant les personnes âgées vivent dans des maisons de retraite qui ressemblent avant tout à des hôpitaux et où accessoirement les personnes âgées vivent »

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Pour Stéphane Adam, chargé de cours en Faculté de Psychologie à Liège, il faut remonter aux années 70 pour comprendre un autre facteur de cet âgisme. À cette époque, il y a eu une lexicalisation médicale associée au vieillissement (maladie d’Alzheimer, démence, etc). Comme les personnes âgées occupaient longtemps les lits d’hôpitaux, ce qui coûtait cher à la Sécurité Sociale, les politiques ont transféré ces lits dans les maisons de retraite. Le système s’est alors transformé, les maisons de retraite ont grossi (passant de 30 à 100 voire 200 résidents) et sont devenues des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) où l’on y a importé le « modèle hôpital ». Avant, toujours selon le sociologue, « les personnes âgées vivaient dans des maisons de retraite où accessoirement des personnes étaient soignées. Maintenant les personnes âgées vivent dans des maisons de retraite qui ressemblent avant tout à des hôpitaux et où accessoirement les personnes âgées vivent. »

QUELLES SOLUTIONS ?

Mais alors qu’est-ce qui pourrait améliorer, en France, la vision que l’on se fait de la vieillesse, d’un point de vue sociétal ? « Je pense que le travail doit être fait dès le plus jeune âge et doit être collectif. L’âgisme existe, mais c’est la différence qui est compliquée, je pense que si on repositionne le collectif, le vivre-ensemble, on peut lutter contre cela. Mais nous sommes dans une société très individualiste où l’autre ne nous intéresse pas, sauf lorsque l’on se rencontre qu’on a nous aussi un problème, qu’on est vulnérable, on se rend compte que l’autre nous est bien utile. La vulnérabilité touche tout le monde et le meilleur moyen d’accepter les épreuves, c’est de ne pas être seul, mais dans une société libérale capitaliste ce n’est pas tellement à la mode. »

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Une chose est sûre, la parole n’est pas assez donnée aux personnes âgées. J’en veux pour preuve le peu d’information que j’ai pu trouver lorsque je me suis mis à chercher des statistiques ou sondages sur le bien être des résidents en Ehpad. Les courbes et diagrammes en camembert sur le profil des résidents ou la fréquence des services proposés pullulent, mais très peu sur le moral des personnes âgées vivant en Ehpad ou leur avis sur la qualité des services.

Selon l’association Petits Frères des Pauvres, la France compte plus de 18 millions de personnes de plus de soixante ans, pourtant la présence audiovisuelle accordée à ces derniers représente seulement 6%. On parle donc très peu des conditions de vies des personnes âgées sauf lors de scandales comme celui d’Orpéa, et encore, ici, la parole n’est pas donnée aux principaux concernés. Il est urgent que la voix des aînés soit remise au centre du débat pour pouvoir mieux répondre à leur détresse.

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LE MOUVEMENT CULTURE CHANGE

Enfin, pour résoudre le problème des Ehpad, la pierre angulaire d’une structure où les personnes âgées sont heureuses et épanouies, se résume en deux mots : Culture Change.

Ce mouvement apparu en 1997, est une alternative au modèle devenu trop médical des maisons de retraite. L’idée est simple mais nécessite un reset complet de tout le système hiérarchique de ces structures. Aujourd’hui les Ehpad fonctionne « en cascade », c’est-à-dire qu’un consortium impose à une direction qui impose à des chefs infirmiers, qui eux-mêmes, imposent au personnel de terrain, laissant donc très peu la parole aux résidents.

Le Culture Change lui, prône une hiérarchie plus horizontale permettant donc au personnel de terrain d’être beaucoup plus autonome, renforçant donc sa responsabilisation, son estime de soi, sa satisfaction au travail (un point clé, lorsque l’on sait que le taux de burn-out chez les infirmiers en Ehpad est beaucoup plus haut que celui des infirmiers en hôpitaux ou à domicile, contribuant notamment à la maltraitance des résidents dans les Ehpad).

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Cette vision novatrice permet également une auto-détermination des résidents (les activités sont choisies par les résidents), une relation plus étroite entre résidents, personnel soignant et les membres de la famille, des prises de décisions concertées et surtout un environnement plus familial dans une structure pensée d’abord comme une maison, une résidence, plutôt qu’une institution.

En creusant un peu, on s’aperçoit que cette rupture dans la relation entre les générations n’est pas universelle : certains considèrent même la vieillesse comme une plus-value, voire même un atout pour le pays. C’est le cas notamment de la Chine, de l’Écosse, du Japon ou encore du Vietnam qui ont tous en commun une culture respectueuse des aînés, une vision de détenteurs de sagesse, de connaissance et de culture qui amènent donc leurs politiques à légiférer pour conserver au mieux cette protection des aînés. Prenons-en de la graine.

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Espérons que la tendance s’inverse et que tous ces enfants et petits-enfants de « vieillards » et « vieillardes » qui, comme dirait un poète belge attendent qu’ils « crèvent », réalisent enfin qu’ils ont de la chance d’avoir encore leurs témoins du passé.