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La véritable histoire de la galanterie

Par
Ninon Morchain
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Jennifer Tamas, agrégée de lettres modernes et professeure de littérature française de l’Ancien Régime à Rutgers University dans le New Jersey, vient de publier un nouvel ouvrage intitulé “Peut-on encore être galant ?” aux éditions Seuil.

Dans cet essai audacieux, elle entreprend de déboulonner les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui la “galanterie”, un art de courtiser à la française, voire même une « liberté d’importuner » qu’il faudrait à tout prix préserver.

Pourtant saviez-vous que, loin d’être une notion figée, la galanterie fut un véritable champ de bataille pour les femmes, un outil subtil et puissant pour repenser les rapports de genre, le consentement et même le refus du mariage ? Et oui, la galanterie ne se réduit pas à un simple jeu viriliste de portes ouvertes et de compliments sucrés.

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Nous avons donc posé toutes nos questions à Jennifer Tamas qui nous a invité à la suivre pour dépasser les stéréotypes simplistes et explorer la véritable complexité de la galanterie.

Pourriez-vous commencer par définir la galanterie et le contexte de son apparition ?

La galanterie est une pratique qui est apparue au début du XVIIe siècle, l’étymologie du mot renvoie au fait de s’amuser et de faire des jeux d’esprits. Au fil du temps elle va devenir une double pratique : à la fois amicale et amoureuse. Ce sont les femmes qui vont d’ailleurs l’introduire depuis les salons littéraires où ont lieu des débats et toutes formes de confrontations d’idées de l’époque. Pour les fondatrices de ce mouvement la galanterie va d’abord signifier une recherche de plus de politesse, de respect et d’attention dans les rapports sociaux quels qu’ils soient.

Mais ça ne va pas s’arrêter là, dans le même temps la galanterie va refléter leur désir d’inventer un nouvel art d’aimer amoureusement. Elles aspirent à créer une forme d’égalité dans les rapports amoureux en tentant de révolutionner par exemple la façon de donner des marques d’affections et de tenir compte des réactions de l’autre. Ce sont des féministes de l’époque en fait, leur but est vraiment de faire évoluer les façons de se courtiser vers des relations dans lesquelles elles ne se sentent pas diminuées de leur autonomie et de leur sensibilités. Ce qui est vraiment recherché par les figures de ce mouvement est de parler d’amour en faisant exister l’autre, c’est assez simple et pourtant très contemporain pour l’époque ! Si on devait donc résumer ce que désigne la galanterie, on pourrait dire que c’est un mouvement qui désigne l’apparition d’un nouvel art de vivre ensemble comme d’un art de courtiser.

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Concernant le contexte de son apparition, la galanterie est née pendant l’Ancien Régime en opposition aux guerres de religion, aux combats monstrueux et aux comportements bestiaux. Louis XIV qui a régné de 1638 à 1715, est notamment un des défenseurs de cette pacification. Il va décider de renouveler la cour pour qu’elle devienne une vitrine des nouvelles mœurs françaises et de la nouvelle civilité en vigueur. La littérature, la musique, la peinture, et le théâtre seront aussi concernés et au fil du temps les tentatives de changements de mœurs finiront par dépasser le milieu du divertissement pour toucher toutes les sphères de la société. Il faut donc bien comprendre que la galanterie s’inscrit dans un bouleversement sociétal d’ampleur !

Pourquoi avoir décidé de vous intéresser à la galanterie ?

Il y a deux principales raisons. La première c’est que je suis spécialiste du XVIIème siècle et comme évoqué précédemment la galanterie est née durant cette période. De façon assez logique, ce mouvement est donc devenu mon objet de prédilection. Je dois aussi dire mon affection pour le travail passionnant de Madeleine de Scudéry qui en est la principale théoricienne, a évidemment participé à nourrir mon envie d’écrire sur le sujet.

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Ce qui a motivé ensuite la rédaction de cet ouvrage est la mésentente qui persiste depuis le mouvement MeToo entre un soit disant “droit d’être importuné” et la “galanterie ». En réalisant mes recherches, je me suis en effet aperçue que nos sociétés occidentales contemporaines se sont éloignées du sens originel de la galanterie. Le système patriarcal est parvenu à réduire sa portée révolutionnaire au simple acte de draguer. Or la galanterie à l’origine c’est l’usage que les femmes en ont fait, elle a servi à penser les rapports de genre, le consentement sexuel et le refus du mariage. La galanterie n’est pas cette notion galvaudée et instrumentalisée que l’on a construite au fil des siècles.

J’ai donc senti qu’il y avait donc un sujet à traiter, et qu’il pouvait être utile et nécessaire de re-convoquer ce sens premier. Le titre de l’ouvrage fait d’ailleurs référence à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui à force d’avoit trop confondu drague et galanterie. On en vient à se poser la question de savoir si on peut encore être galant, c’est symptomatique de la grave incompréhension que nous avons du sujet !

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Quelle est donc votre ambition avec ce livre ?

Je veux que cet ouvrage raconte une autre histoire de la galanterie, une autre histoire littéraire à travers les yeux des femmes cette fois. Je veux montrer que ce mouvement et sa portée ont été entériné par un processus long mais efficace au fil des siècles, notamment en n’apparaissant pas dans les dictionnaires ou en n’étant pas enseigné à l’école.

Le système patriarcal est parvenu à réduire ces femmes au silence et leur travaux en poussière, mais ce livre a vocation à réparer un peu cette situation. Si on ne connaît ni le sens originel de la galanterie ni Madeleine de Scudéry, alors même qu’elle écrivait des best-sellers à l’époque, c’est donc vraiment parce qu’il y a eu une volonté de les faire disparaître. Il est temps que cela change et je veux raconter cette histoire disparue.

Ce livre a aussi pour ambition de rappeler l’importance du sens des mots et montrer que si l’on accepte que des termes soient galvaudés, alors l’histoire est vouée à se répéter inlassablement. La révolution galante traitait déjà de l’instrumentalisation du consentement, de la difficile conversation des sexes, de la question des violences sexistes et sexuelles, de l’accaparement de la parole par les hommes et de la silenciation des victimes. Ces problématiques sont loin d’avoir disparues aujourd’hui, ça montre à quel point l’histoire peut balbutier. Re-convoquer le sens des mots est donc plus que primordial pour avancer collectivement vers un idéal de société plus inclusif et juste.

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La “galanterie” n’est donc pas depuis son apparition le club VIP des hommes comme on le suppose souvent ?

Depuis le début pas du tout en effet, ce fut vraiment une co-construction. C’est quelque chose que Scudéry explique d’ailleurs dans ses textes. Les femmes qui jusque-là n’avaient pas le droit de parler d’amour vont en revendiquer une nouvelle définition. L’amour devient un objet philosophique au delà d’érotique, il devient le continuum de l’amitié, il dépasse le physique et voit au-delà. On a du mal à s’en rendre compte mais c’est d’une modernité dingue ! Toujours pour Scudéry la femme galante par excellence est donc celle qui refuse le mariage, comme Sappho par exemple, qui trouve d’autres plaisirs qui ne sont pas physiques, mais de l’ordre de l’esprit. Cette vision est d’une richesse incroyable, c’est vraiment du féminisme en fait.

Le problème est que par la suite les hommes ont abusé de ces jeux galants pour exercer du pouvoir. Les apports de cette révolution des mœurs ont donc fini par ne profiter qu’à eux seuls. C’est notamment ce qui est au cœur de la révolution romantique qui a suivi : les femmes sont redevenues objets de désirs dénuées de leur substance et de leur intelligence. C’est comme ça que la galanterie est devenue l’apanage uniquement des hommes et qu’on la confond maintenant avec le fait de draguer.

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Dire que la galanterie est réservée aux hommes est donc vraiment une erreur, cela revient à nier les ambitions originelles des galantes qui ont amené du trouble dans le genre, qui ont tenté de défaire les valeurs viriles et le pouvoir absolu de l’épée à l’époque…

En parlant des romantiques, Rousseau, l’un des plus grands détracteurs de la “galanterie”, peut-il être étiqueté comme le “mascu” de son époque ?

C’est compliqué de réduire les positions de Rousseau, il est en fait très paradoxal. Il a travaillé pour une très grande aristocrate féministe, s’est opposé à l’esclavage, connaissait très bien l’histoire de la galanterie et pourtant a adopté des positions très misogynes. Ce qui aide à comprendre le personnage de Rousseau et ses contradictions, c’est en fait les rapports de classe. Ce que critique Rousseau à travers les femmes galantes c’est l’aristocratie, il est en réalité un « nobody », un étranger, un transfuge de classe. Il arrive de Suisse et se rend compte que certaines femmes bourgeoises ont plus de pouvoir que lui et c’est ça qu’il ne supporte pas.

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Sa vie sentimentale est d’ailleurs symptomatique de sa vision : Rousseau ne sortait qu’avec des femmes qui n’étaient pas intellectuelles pour être sûr qu’elles ne représentent pas une concurrence, pourtant il a été amoureux toute sa vie d’aristocrates particulièrement érudites. Sa rancoeur sociale et aussi une rancoeur personnelle, c’est ce qui explique son ambivalence.

Les choses sont donc plus nuancées qu’elles ne le semblent, les êtres humains sont complexes, et Rousseau est la preuve que quelqu’un peut être très avancé sur certains sujets et rétrogrades sur d’autres…

Ce qui semble ressortir de notre échange c’est que le féminisme et le néo-féminisme sont intrinsèquement liés à l’histoire de la galanterie non ?

Exactement, c’est ce que j’essaye de montrer ! En fait, la galanterie fait partie de l’histoire du féminisme et même plus loin de l’histoire du genre. C’est ce mouvement qui a apporté en France l’apparition de nouvelles revendications concernant les droits des femmes, les minorités de genre, c’est elle aussi qui a apporté le trouble dans le genre. Il faut donc prendre conscience que le féminisme et ses combats existaient avant le 19e, avant qu’on invente en fait le terme de « féminisme ».

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Si on s’intéresse aux combats à travers les siècles, qu’on les rapproche, qu’on regarde les similitudes, les différences, on s’aperçoit que l’histoire a en général souvent beaucoup à nous apporter. C’est pour ça qu’il ne faut pas oublier de regarder en arrière, de revenir à l’origine des choses, aux sens premier des termes. Lorsque l’on fait ça on s’aperçoit que la galanterie a nourri le féminisme qui lui-même nourrit le néo-féminisme aujourd’hui, ces courants ne s’opposent pas mais s’apportent et s’enrichissent mutuellement !

L’histoire de la galanterie nous apprend donc qu’il y a plusieurs façons de s’aimer, qu’il existait déjà au 17e une réflexion sur la fluidité du genre et les rapports de domination dans les couples notamment hétérosexuel. Ces sujets ne sont pas récents, ne sont pas une mode, ils traversent les siècles et devront à l’avenir continuer d’être remis en question tant que nos sociétés ne seront pas inclusives, et égalitaires !

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