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Une vie sans sexe

Ne pas avoir de sexe est-il devenu le tabou ultime?

Par
Lili Boisvert
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Christine est abstinente. Elle n’a pas fait l’amour une seule fois depuis 21 ans. Elle a eu une expérience sexuelle à 14 ans, et une autre à 17 ans.

« C’est tout », synthétise-t-elle.

Ce n’est pas par choix que Christine a passé sa vie adulte en étant abstinente jusqu’à maintenant. Elle aimerait sincèrement qu’il en soit autrement.

Si elle a accepté de me raconter sa vie, c’est parce qu’elle trouve que sa situation est exagérément taboue dans une société où une vie sexuelle active et débridée est synonyme d’épanouissement et gage de normalité.

Une fois assises au café et nos lattés commandés, Christine se met à table : « Peut-être que je suis folle… »

J’aime bien son attitude défiante.

Après s’être assurée que je ne fuyais pas, elle me donne quelques précisions nécessaires : « Peut-être que je suis folle, parce que même si je n’ai pas de sexualité, j’ai quand même l’impression d’en avoir une avec moi-même… Quand je suis dans mes fantasmes, des fois, j’y crois un peu. Je dois me rappeler que ce n’est pas la réalité. »

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JE LE SAIS, MAIS PARFOIS J’OUBLIE.

« C’est comme quelqu’un qui se raconte tout le temps des histoires. Je ne suis pas rendue folle au point d’y croire, mais parfois je doute… »

Christine est quelqu’un d’animé, de pas gêné et qui s’affirme. Elle fait même des blagues grivoises. Elle n’a pas le profil de la personne qu’on imagine abstinente. Et rien dans son comportement physique ne laisse deviner son abstinence. Étonnamment, elle dégage même une certaine sensualité lorsqu’elle s’exprime.

Si, depuis deux décennies, elle arrive un tant soit peu à pallier son « manque de sexe » par le rêve et le fantasme, ce qui l’obsède sans cesse par contre, c’est l’absence d’affection. Ça, elle n’arrive jamais à l’oublier. « J’ai toujours été seule et je le ressens en permanence. »

TU NE PEUX PAS TE MASTURBER AFFECTIVEMENT. EN TOUT CAS, SI QUELQU’UN EST CAPABLE DE FAIRE ÇA, IL FAUDRA QU’IL M’EXPLIQUE COMMENT.

« Je suis rendue à un niveau de vulnérabilité immense. Impossible de me mentir : j’ai mal aux muscles tellement je serre fort mon oreiller quand je dors. J’en peux plus, j’en souffre. »

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Quand elle rencontre des gens et leur parle de son éternel célibat, on la regarde comme une extraterrestre. « On me dit : “Ah, t’es célibataire, donc t’as peur de l’engagement !” Les gens s’imaginent que j’ai une vie sexuelle débridée, ce qui n’est pas choquant pour eux. C’est quand je leur dis que je n’ai pas de sexualité que ça les choque ! »

Christine se décrit comme une ancienne phobique sociale. Elle a fait un gros travail sur elle ces dernières années pour surmonter cette difficulté qui nuisait à sa vie professionnelle et sociale, et aujourd’hui, elle a surmonté ses phobies. Mais là où le problème persiste et signe, c’est au niveau des hommes.

JE SUIS D’UNE NATURE CRAINTIVE ET JE FAIS DES CRISES D’ANGOISSE

C’est en bonne partie pourquoi, malgré sa solitude, Christine ne veut rien savoir des sites et des applications de rencontre.

Elle refuse d’y penser, convaincue qu’elle fera une attaque de panique au premier rendez-vous.

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« Me rendre à une date et faire une crise d’angoisse, ça ne me tente pas. Je ne peux pas aller à un rendez-vous et dire au gars : “En fait, je fais des crises d’angoisse.” C’est lourd pour un premier rendez-vous… »

Pas de Tinder ni de Meetic alors. Mais dans la vie quotidienne, n’a-t-elle jamais rencontré d’hommes avec qui ça fonctionnerait ? Dans une soirée… par le biais de l’ami d’un ami ?

« Ça m’est déjà arrivé de sentir qu’un gars me trouvait jolie, et d’échanger des regards avec lui… Mais le gars finissait toujours par se rapprocher d’une de mes amies. »

Selon elle, ce qu’elle dégage explique en partie sa situation. « Si je rencontre un gars, je sais que je vais être comme ça », me dit-elle en commençant à bouger fébrilement sur sa chaise d’avant en arrière. « Je n’arrive pas à me comporter autrement. »

En fait, je fais des crises d’angoisse. C’est lourd pour un premier rendez-vous…

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« Quand on me rencontre, on sent que ça va être difficile, ça va être compliqué avec moi. Et c’est vrai, ça va être compliqué ! Mes amis me disent : “Il ne faut pas que tu renvoies une telle impression !” Mais je ne fais pas exprès, c’est la réalité. Et je préfère ne pas mentir. »

Par ailleurs, elle le dit ouvertement : les hommes lui font peur. Elle pense que l’élément déclencheur de cette crainte est la perte de sa virginité à 14 ans, un évènement traumatisant. À l’époque, ses amis se moquaient d’elle parce qu’elle n’avait jamais embrassé un garçon et disaient qu’elle était « trop niaise ».

« J’ai commencé à me faire traiter de “niaise” en CM2. » Cette pression des camarades l’a poussée à passer à l’acte avec un garçon de 17 ans, Michel, avec qui elle n’avait pas réellement l’intention de coucher.

« La seule chose que je voulais faire, c’était l’embrasser », me dit-elle. Mais Michel insistait. Et une fois qu’elle s’est retrouvée nue dans son lit, elle a décidé de céder parce que « comme ça, ce serait fait » : on ne pourrait plus dire qu’elle était niaise.

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« Donc moi, la même soirée, j’ai embrassé, fait une pipe et couché pour la première fois de ma vie », souligne-t-elle, elle-même étonnée. Et sa première fois s’est très mal déroulée. L’expérience n’a pas été agréable du tout : il y avait du sang partout. Et par la suite, ses amis ont continué à l’humilier en la traitant de conne parce qu’elle s’était laissée faire.

Après cet épisode, les hommes qui lui plaisaient se sont mis à la terroriser. Elle avait peur qu’ils l’obligent à faire des choses qui ne lui plairaient pas vraiment. « Les gars que je ne connaissais pas, c’était tellement inquiétant qu’il fallait que je m’en protège. »

Aujourd’hui, elle se sentirait prête à réessayer. Mais pas n’importe comment.

« J’ai eu des propositions de gars qui m’ont dit : “Je vais te régler ça, je vais coucher avec toi une bonne fois pour toutes et tu vas voir, ça va t’aider !”. » Mais elle sait qu’elle aurait justement besoin du contraire : pour dépasser sa peur, il faudrait qu’elle rencontre un homme prêt à attendre, un homme qu’elle apprendrait à connaître avant de passer au lit. Un homme qui, comme elle, apprécierait la lenteur.

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MON CORPS, C’EST MA ZONE DE VULNÉRABILITÉ EXTRÊME.

Or, plus les années passent, moins elle croit à ses chances d’avoir une vie sexuelle. « Quand on veut vraiment quelque chose, notre stress augmente. Et avec les années, mon désespoir augmente, j’ai l’impression que les couches de difficulté s’accumulent… »

Et tandis qu’elle envisage une vie sans sexe jusqu’à la fin de ses jours, même si elle ne s’y résigne qu’à moitié, Christine déplore que cela soit mal vu.

« Une fille qui a beaucoup de relations sexuelles, mais qui dit : “Ah, c’était pas vraiment super…”, va paraître normal. Mais une fille qui n’a pas de sexe du tout, c’est carrément la marginalité ! »

Le seul truc qui me reste de ma phobie, aujourd’hui, c’est la crainte de me retrouver nue avec un homme. C’est ce que j’aimerais le plus au monde qui arrive, mais c’est aussi ce dont j’ai le plus peur…

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Une fois, un ami lui a conseillé de ne pas avouer lors de sa prochaine rencontre qu’elle n’a pas eu de sexe depuis plus de 20 ans. Ça l’a profondément blessée. « Je me suis dit : “Putain, t’es en train de me dire que c’est si monstrueux ce que je suis qu’il faut que je mente ? Dans quel monde on vit si on ne peut pas en parler ? Ça fait peur à ce point-là ? Est-ce que je suis si bizarre que ça ?” »

« J’assume ce que je suis », m’assure-t-elle, tout en ajoutant que le jugement des autres l’affecte tout de même et que la perspective de ne plus jamais avoir de sexe la déprime.

Mais peut-être qu’un jour sa « situation » va changer… Après tout, elle a vaincu une bonne partie de sa phobie sociale, comme je le lui rappelle.

« Oui, me confirme-t-elle. Le seul truc qui me reste de ma phobie, aujourd’hui, c’est la crainte de me retrouver nue avec un homme. C’est ce que j’aimerais le plus au monde qui arrive, mais c’est aussi ce dont j’ai le plus peur… »