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Une soirée de speed-dating queer à la Mutinerie
Arrivée sur les coups de 20h à la Mutinerie, le bar fait déjà le plein. Une fréquentation qui a de quoi surprendre pour un lundi soir, qui plus est un jour férié. Mais la Mut’ (personne ne s’embarrasse jamais du nom complet) n’est jamais vide, même pendant un weekend prolongé. Une petite troupe bigarrée – bébés gouines et trentenaires curieuses – se presse déjà au comptoir pour commander du courage liquide avant le début des hostilités. Devant moi, une post-ado discrète aux faux airs de Mafalda – jupe plissée et cardigan – siffle deux shots d’une liqueur indéterminée avec une détermination qui force le respect.
A vue d’œil, il s’agit probablement d’un “Bois mes règles” (vodka, cerise, Bailey’s), ou d’un “Toucher rectal” (vodka, citron, coca), deux des options de la savoureuse carte des boissons “signature”, qui donneraient probablement le tourni à Laurent Wauquiez. Elle prend ensuite place dans la file d’attente qui commence à se former vers le fond de la pièce. Car même si la Mutinerie est un espace féministe et queer incontournable à Paris, et qu’elle a toujours son lot d’habitué.es, toutes ces personnes ne sont pas venues là par hasard. En effet, aujourd’hui, comme chaque première semaine du mois depuis un peu plus d’un an, a lieu un événement un peu particulier : un speed-dating en non mixité.
Un.e à un.e, les participant.es défilent donc devant Avery, l’organisatrice de ce rendez-vous mensuel, qui les inscrit pour cette nouvelle édition printanière. Une première occasion de faire connaissance pour celles et ceux qui sont venu.es en solo, comme la finalement pas si timide buveuse de shots de tout à l’heure, qui discute avec deux nouvelles connaissances auxquelles elle explique qu’elle vient ici toute seule chaque mois pour faire des rencontres. Je laisse mes oreilles traîner quelques minutes, juste le temps de me féliciter d’avoir correctement deviné son âge. Même si présumer de l’ancienneté des personnes que je rencontre n’a absolument aucune utilité, à moins de me réorienter dans une carrière de physio de boîte de nuit. Puis tout le monde s’assoit : le speed-dating peut véritablement commencer.
5 minutes de discussions, pas une de plus
Je commande une bière et me pose tranquillement au comptoir pour observer la salle. L’ambiance est joyeuse et l’excitation est palpable. Avery prend la parole, telle une steward qui accueillerait les passagers et passagères d’un vol long-courrier vers l’amour, elle explique les règles du jeu et donne quelques consignes. Elles sont au nombre de trois et plutôt faciles à retenir : aucune phobie (transphobie, homophobie, xénophobie…) ne sera tolérée. Les arachnophobes peuvent rester mais les intolérant.es sont prié.es de décamper. Toujours signifier son départ si l’on souhaite arrêter, afin de permettre aux personnes inscrites sur la longue liste d’attente de tenter elles-aussi leur chance.
Enfin, le signal sonore signifie qu’il faut se lever, et non profiter de dix secondes de rab pour demander le numéro de la personne avec laquelle on vient de parler. Stupeur parmi les participant.es. Avery, qui a bien rôdé sa présentation depuis le temps qu’elle anime cet événement, les rassure : il y aura des pauses clopes et des interludes ravitaillements près de la tireuse à bière pour demander les 06. Soupirs de soulagement dans la pièce. C’est parti pour 5 minutes de discussions à bâtons rompus entre parfait.es inconnu.es. Avant de lancer le chrono, Avery pose une question “brise-glace” (elle en suggérera plusieurs au fil de la soirée, afin d’aider tout le monde à se décoincer). Pour ce premier tour, ce sera donc “Quelle est votre plus grande phobie ?”.
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Un intense brouhaha s’élève dans le bar. Des “jouer à la pelote basque avec Gérald Darmanin” fusent ici et là. Ou bien est-ce mon imagination ? En tout cas, les conversations vont bon train. A croire qu’interroger des personnes sur leurs peurs viscérales suscite toujours pas mal de réactions et de tête-à-tête animés. Je m’apprête à commander une seconde bière quand je suis interrompue dans mon élan houblonné par Avery, qui a un peu de temps entre deux rounds pour discuter. J’apprends qu’elle est originaire de Vancouver et qu’elle a passé pas mal d’années à Montréal avant d’atterrir à Paris (ce qui explique son français parfait). A seulement 25 ans, son parcours est impressionnant : organisatrice de soirées outre-atlantique, chargée de programmation et de production pour le Sample (un tiers-lieu culturel à Bagnolet), community-manager pour le collectif Barbieturix et désormais animatrice de speed-dating… la Anna Wintour de l’événementiel lesbien.
Elle s’est lancée dans l’aventure des rencontres réelles à la Mutinerie il y a 13 mois. L’idée avait germé depuis longtemps parmi l’équipe du bar, mais personne n’avait l’énergie ou même le temps de s’en occuper. Alors Avery est arrivée à point nommé. Et puis quoi de mieux qu’une Canadienne pour dérider les Français.es, et leur faire apprécier tout le potentiel kitsch et marrant de ces petits entretiens minutés ?
Elle me confie que lorsqu’elle s’est installée à Paris, elle venait souvent ici avec un bouquin en espérant qu’une personne vienne lui parler, ou en écoutant les conversations pour tenter de sympathiser avec les autres (une technique d’approche que j’ai moi-même expérimenté avec plus ou moins de succès). Aujourd’hui, elle a un cercle de proches bien établi, mais elle est heureuse que ses événements servent à d’autres, et rendent ces rencontres moins intimidantes pour les personnes issues de la communauté LGBTQ+. Car les speed-dating n’ont pas seulement vocation à former des couples, ils permettent aussi (et surtout) aux participant.es de lier des amitiés. Et pour les jeunes queer qui débarquent dans la Capitale et veulent se faire des potes, c’est un sacré coup de pouce.
« Les speed-dating n’ont pas seulement vocation à former des couples, ils permettent aussi (et surtout) aux participant.es de lier des amitiés »
Je l’interroge ensuite sur les codes de la drague outre-atlantique. Existe-t-il un fossé du cul, en plus d’un fossé culturel, entre nos deux contrées ? Avery sourit. Puis elle m’explique qu’elle a mis du temps à comprendre comment on fonctionnait à Paris. Que le langage de la séduction n’est absolument pas le même de l’autre côté de l’océan, et que ça l’a perturbée un bon moment. Dans le milieu queer parisien par exemple, tout monde se mate du coin de l’œil, les phéromones flottent dans la pièce, mais personne ne fait rien. Les eyes contacts sont parfois très longs, sans que ça n’aboutisse sur quelque chose de concret. Tandis qu’à Montréal, on peut se pécho après avoir démarré une conversation en complimentant quelqu’un sur sa nouvelle chemise….
D’ailleurs, les codes vestimentaires sont beaucoup plus sobres ici. Trop s’habiller et s’apprêter, c’est prendre le risque d’intimider les autres et donc paradoxalement, de n’attirer aucun regard. Elle l’a compris après plusieurs semaines, quand sa coloc lui a expliqué que personne n’osait l’aborder car elle était impressionante, et donc peu accessible pour le commun des lesbiennes. Le secret pour se faire remarquer à Paris serait d’ “être schlag, mais sexy”. En d’autres termes : adieu les talons compensés et le vernis, et bonjour les t-shirts noirs et les bagues de pouce. Pour Avery, cela peut-être aussi de pair avec une invisibilisation très française des fem (les lesbiennes utilisant les codes dits “féminins”), au profit des butch(les lesbiennes utilisant les codes dits “masculins”) ou des personnes au physique plus androgynes. En revanche, toute considération “drague” mise de côté, il y a une chose qu’elle apprécie vraiment ici : c’est l’idée d’une communauté soudée, qu’elle ne trouve pas au Canada. Là-bas, l’homosexualité est tellement normalisée que les liens se sont un peu délités. Il n’y a pas de “communauté” à proprement parler. Comme si la marginalité entretenait les réseaux de solidarité…
DING !
Avery regarde sa montre et s’excuse : elle doit lancer le second tour. Et la seconde question fait tout autant jaser que la première : “as-tu déjà commis un délit ? Quoi, et pourquoi ?”
Je fouille ma mémoire à la recherche d’un fait d’arme intéressant à raconter. Mais rien ne me vient à l’esprit. Mon blouson en cuir et mes grosses bagouzes me semblent soudain trop larges pour moi et mon curriculum vitae de jeune fille sage. Bon, de toute façon, ce n’est pas ma pinte à moitié éventée qui va me juger…
Je profite d’une première pause pour tenter de me mêler un peu aux participant.es, et arrêter de passer pour une enquêtrice de la Crim’ qui mènerait des investigations depuis le zinc. J’interromps deux personnes en pleine conversation et leur demande si je peux leur poser quelques questions. Par gentillesse ou par charité – allez savoir – elles acceptent de me répondre. Marion (29 ans) et Léa (32 ans) n’étaient jamais venues à la Mutinerie auparavant. C’est peut-être un détail pour vous mais pour une trentenaire lesbienne qui vit à Paris depuis plus de dix ans comme moi, ça veut dire beaucoup. Et à mon grand étonnement, je réaliserai plus tard qu’elles sont loin d’être les seules à découvrir ce lieu emblématique à l’occasion du speed-dating de ce soir. Elles m’expliquent qu’elles ont entendu parler de l’événement via les réseaux sociaux, et qu’elles ont voulu voir ce que ça donnait. Elles n’ont pas particulièrement d’attente, si ce n’est rencontrer de nouvelles personnes. Marion développe : passée la vingtaine, c’est plus compliqué de se faire des ami.es avec qui faire des sorties en dehors du cadre de travail. Qui plus est lorsqu’on n’est pas hétéro. Léa, quant à elle, en a un peu ras-le-bol des applis comme Tinder, sur lesquelles on tombe essentiellement sur des mecs.
« Je commence à me demander si la drague virtuelle n’est pas devenue plus ringarde que le speed-dating ces dernières années »
Cette lassitude des applications de rencontre revient plusieurs fois dans les réponses des personnes que j’interroge. Ainsi Ashley, grande blonde sculpturale (26 ans) préfère flirter dans le réel. C’est d’ailleurs son second speed-dating ici. Elle a arrêté Tinder car elle trouvait ça très violent psychologiquement. On matche des personnes à partir d’une simple photo, puis bien souvent, cela ne mène à rien et on en reste là, sans se parler. Ou alors la conversation tourne vite court et on investit de l’énergie et du temps inutilement. Son amie Lucy (26 ans) abonde : elle utilise encore parfois des applis mais la vraie vie, c’est quand même beaucoup mieux ! En face d’elles, Lizenn (19 ans) débarqué.e du Finistère il y a peu pour faire ses études à Paris et son amie Léa (18 ans) ouvrent de grands yeux. Iels n’ont jamais utilisé d’applis de leur vie et ça ne leur viendrait même pas à l’esprit. Iels ont l’air de trouver ça impersonnel et étrange comme manière de rencontrer des gens. Est-ce dû à leur jeune âge ? Ou parce qu’iels ont vécu auparavant dans des endroits où il faut activer la géoloc’ à plus de 50 km à la ronde pour trouver des profils intéressants ? Quoi qu’il en soit, je commence à me demander si la drague virtuelle n’est pas devenue plus ringarde que le speed-dating ces dernières années.
Allez, il faut rentrer ! La pause est terminée. Je m’installe à nouveau au bar et je commande une troisième pinte. A ce stade, je ne suis plus vraiment sûre d’investiguer tant le retour en grâce du speed-dating dans la communauté queer, que la qualité des bières pressions de la Mutinerie. Troisième question : “Si vous croisez un auto-stoppeur, vous le prenez ou pas ? Et pourquoi ?”.
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J’ai beaucoup trop regardé “Faites entrer l’accusé” pour me prononcer sereinement sur le sujet. J’ai envie de répondre que ça dépend de l’heure, de si je suis seule au volant, et de si l’auto-stoppeur en question habite dans les Ardennes. Avery repasse me voir et met un terme à mes interrogations. Je lui demande combien de couples se sont formés depuis le début de l’expérience. Il y en aurait sept à sa connaissance.
Mais ce chiffre prend uniquement en compte les personnes qui ont pris la peine de la contacter pour l’en informer. Il pourrait y en avoir bien plus ! Sans compter ceux et celles qui ont eu le coup de foudre au contre speed-dating. Car oui, devant l’affluence et l’impossibilité de s’inscrire pour les retardataires, une petite bande a commencé à s’organiser de son côté pour se rencontrer en même temps que les participant.es. Et il semblerait que certain.es aient trouvé chaussure à leur pied. Avery, elle-même, a rencontré son copain de cette manière. Il était venu accompagner une pote et elle l’a repéré à l’autre bout de la pièce. Aujourd’hui, ça fait six mois qu’iels sont ensemble. Ce qui, en années lesbiennes, équivaut à peu près à cinq ans de relation.
Avery doit à nouveau s’éclipser, mais pas avant de m’avoir glissé une dernière anecdote pas piquée des hannetons. Il y a quelques mois, une fille a débarqué furax, après que son ex l’a quittée et bloquée sur tous ses réseaux sociaux. Mais elle ignorait visiblement que son ancienne copine avait encore accès à ses stories Instagram, puisqu’elle a posté une vidéo d’elle se rendant au speed-dating. Comme dans un mauvais soap-opéra, son ex en a profité pour débouler, s’installer en face d’elle juste avant le début du chrono, et la coincer pour lui balancer ses quatre vérités. On appelle ça un dramagouine, pour les non initié.es.
Une bonne manière d’éviter le ghosting sur les réseaux
Quelques rounds supplémentaires, et l’événement prend fin. A l’extérieur, la température est tombée de plusieurs degrés. La fraîcheur du soir tranche avec la moiteur de la salle. Je regarde mon portable : il est temps de rentrer. Je commence à me diriger vers le métro mais je croise une personne seule en train de rouler une cigarette et ma conscience professionnelle me fait des appels du pied.
Bon, allez, j’ai bien le temps pour une dernière interview. Elle s’appelle Silvia (23 ans), et elle a du charisme à revendre. Pourtant, comme Ashley, elle m’explique qu’elle a arrêté les applications car elle souffrait trop du ghosting (l’art de disparaître soudainement et de manière inexpliquée). C’était même devenu une source d’anxiété. Et puis, elle poursuit : elle est bisexuelle. Les filles l’attirent mais elles ont un effet paralysant sur elle. Elle a toujours peur de mal faire. Mais des rendez-vous comme celui-ci lui permettent de mettre de côté ses appréhensions et de se lancer. Alors même si elle n’a pas eu de coup de foudre ce soir, elle est heureuse d’avoir pu échanger avec plein de personnes de la communauté. D’ailleurs, elle reviendra sûrement. Ne serait-ce que pour croiser à nouveau la jolie fille du coin fumoir avec laquelle elle n’a pas eu la chance de s’attabler, et qu’elle regarde du coin de l’œil depuis le début de la soirée sans oser l’aborder…