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Une approche féministe qui bande mou : on a regardé pour vous Rocco sur Netflix
Que vaut vraiment la série Supersexe ?
Après le succès en demi-teinte de Tapie, Netflix continue de miser sur les biopics d’hommes aux parcours sulfureux avec cette fois-ci une fiction en 7 épisodes inspirée de la vie de Rocco Siffredi. Malgré une distribution impeccable (Alessandro Borghi impressionne dans le rôle de l’acteur porno), une réalisation plaisante et un peu moins formatée qu’à l’accoutumée, des scènes de sexe qui font parfois la part belle au désir féminin, ainsi qu’une écriture chapeautée par l’autrice Francesca Manieri (co-scénariste du long-métrage L’immensità, qui traite de la quête d’identité d’un adolescent transgenre), et dont la plateforme ne manque d’ailleurs jamais une occasion de citer l’engagement féministe dans chacun de ses communiqués de presse, Supersexe tire à blanc.
En effet, l’œuvre, qui, d’après sa créatrice, entendait interroger le mythe de la virilité et ses injonctions mortifères, échoue à être autre chose qu’un objet télévisuel obscène. Mais pas du tout pour les nombreuses scènes de baise…
EROS ET THANATOS : MON CUL
L’héritage freudien est encore bien vivace chez l’équipe créative de la série, puisque tous les épisodes semblent traversés par deux postulats empruntés à ce bon vieux Sigmund : d’abord l’idée omniprésente que la pulsion de vie (Éros) et la pulsion de mort (Thanatos) sont toujours étroitement liées. Donc on se bouffe du complexe d’Oedipe et des relations crypto-incestueuses sordides à toutes les sauces. Mais cela alimente aussi une théorie fumeuse, selon laquelle les personnes aux désirs insatiables et qui donnent libre cours à leur quête perpétuelle de jouissance, comme Rocco, seraient finalement plus vivantes que les autres. Qu’elles auraient, en quelque sorte, un supplément d’âme qui les rend immortels. Un élan hors du commun, qui leur permettrait de se tenir en permanence sur la ligne de crête qui sépare le monde des vivants de celui des macchabées, et de ressentir ce vertige qui les attire vers l’abysse sans jamais y succomber.
Cette conception est d’ailleurs serinée à plusieurs reprises par le confident gay de Rocco – atteint du SIDA – à première vue de manière positive pour neutraliser symboliquement la mort qui rode et la morale bourgeoise qui voit dans l’apparition de cette maladie une sanction divine envers la communauté homosexuelle. Mais aussi de manière pernicieuse, pour conforter le personnage principal dans la légitimité de ses choix, sans jamais le pousser à l’introspection sur sa manière compulsive de consommer les corps des femmes en les assimilant parfois à de simples vaginettes.
La seconde idée inspirée par le travail du neurologue autrichien, c’est celle de la toute-puissance de la libido, qui se trouverait au centre de toutes nos actions et gouvernerait nos existences. Une vision d’une “sexualité indomptable” et quasi frénétique, que la créatrice de la série déclare d’ailleurs partager avec Rocco, et qui pose question. En effet, elle semble présenter les êtres humains comme passifs, et à la merci de leurs pulsions. On imagine aisément de quelle manière cette assertion peut servir à justifier les pires agissement et à déresponsabiliser leurs auteurs. Ce que l’acteur porno ne se privera d’ailleurs pas de faire dans ses interviews, comme nous le verrons ensuite…
SAINT ROCCO, PRIEZ POUR NOUS ?
L’œuvre ne fait toutefois pas l’impasse sur les zones d’ombres de l’acteur, mais sans véritablement transformer l’essai. Le caractère brutal de ses tournages est ainsi timidement évoqué à plusieurs reprises, alors que des actrices se plaignent hors-cadre de douleurs durant les rapports, et de son comportement parfois violent. La série aborde également la notion de consentement par l’intermédiaire du personnage de Lucia (une ancienne prostituée, qui est le premier amour de Rocco) tandis qu’elle le surprend en train de pénétrer analement une partenaire de jeu, tout en lui enfonçant le visage dans une cuvette de toilettes dont il tire la chasse d’eau. Quand elle le confronte, visiblement bouleversée par ce qu’elle vient de voir, l’Italien lui répond avec aplomb qu’il n’y a pas de problème car il a maintenu un contact visuel avec la jeune femme durant toute la scène pour s’assurer de son accord. Mais Lucia lui rétorque que ça ne veut rien dire, car il lui est par exemple déjà arrivé de mouiller durant des rapports sexuels tarifés qui la faisaient vomir le jour d’après.
Cette discussion salutaire permet par ailleurs d’aborder l’asymétrie de l’accueil réservé aux deux genres, quand on décide de vendre son corps. Dans le milieu du porno, et plus largement, dans l’ensemble de la société. Ainsi, bien que Rocco soit également victime de cette hyper sexualisation qui pèse sur tous les performeurs de l’industrie du X (tout le monde veut voir sa bite, son intimité ne lui appartient plus, il est objectifié en permanence…), Lucia ne se prive pas de lui rappeler que le stigmate n’est pas le même pour un homme que pour une femme, et que si lui est désormais un sex-symbole auquel on déroule le tapis rouge partout, elle restera de son côté toujours une “pute de Pigalle”.
Malgré ces quelques efforts louables, il reste un angle mort. Et il est de taille : c’est la question de la responsabilité du personnage principal. Car si interroger la manière dont une société phallocentrée encourage les hommes à soumettre les femmes et à “baiser le monde” afin d’affirmer leur virilité est une démarche nécessaire, si montrer en quoi certains traumas d’enfance peuvent participer à la construction de certaines névroses est une entreprise intéressante, la série ne rend pour autant jamais son protagoniste responsable de ses actes et du mal qu’il fait. Ni de la vision du sexe violente et dégradante qu’il relaye et dont il profite économiquement depuis des années, ni de ses discours dangereux, ou de ses propres faits d’armes en matière d’agression.
La théorie fallacieuse d’une “sexualité indomptable”
Ainsi, sa conduite est toujours le produit de son milieu, de son enfance, et de ses relations houleuses avec son entourage. Et la détresse des femmes ou de ses partenaires de travail ne lui est jamais vraiment imputable. C’est le dommage collatéral d’une industrie pervertie par l’argent, ou bien du rôle social que l’on demande aux mecs de jouer. C’est une sorte de fatalité qui pèse sur ses épaules, et un poids dont il ne semble étrangement jamais pouvoir s’émanciper. A moins qu’il ne s’agisse plutôt d’une question de volonté…
Car c’est bien Rocco qui a agressé sexuellement Cécile de Ménibus lors d’une émission télé, c’est bien Rocco qui racontait dans un documentaire sorti en 2016, sans que la révélation n’emeuve d’ailleurs outre-mesure à l’époque, avoir mis son pénis dans la bouche d’une femme lors de l’enterrement de sa mère à cause d’une “pulsion sexuelle terrible” (ce qui entre dans la définition du viol par surprise ou état de sidération). Cette scène est d’ailleurs présente dans la série, mais ne traduit pas l’horreur de l’acte à l’écran. On en revient à cette théorie fallacieuse d’une “sexualité indomptable”, qui peut servir d’alibi à tous les comportements.
C’est également bien Rocco qui défendait les orgies de Silvio Berlusconi et ses relations sexuelles avec des mineures en interview, arguant que les Italiens pouvaient être fiers d’avoir un tel président. C’est lui aussi qui, dans un autre entretien, déclarait que pour pimenter sa vie de couple, un homme ne devait pas demander la permission à une femme et prendre les choses en main sans s’assurer au préalable de son consentement. Enfin, c’est bien Rocco qui soutenait son ami – la superstar du porno hardcore James Deen – après que 9 femmes l’ont accusé de viols en arguant qu’il n’avait pas une “âme noire” et qu’il avait certainement eu du mal à faire le distingo entre la réalité et la fiction à force de pratiquer le BDSM à l’écran…
UN HOMME A FLEUR DE GLAND
Les anti-héros ont la côte depuis quelques années, et les plateformes ne se privent plus de mettre en scène des personnages moralement ambigus. Mais pour que le public puisse se connecter émotionnellement à ces protagonistes d’un nouveau genre, elles sont contraintes de leur donner un minimum de relief.
Dans Supersexe, cela passe d’abord par de nombreux flashbacks. Ainsi, Rocco Siffredi apparaît comme homme tourmenté, torturé par ses souvenirs passés (notamment celui d’une agressions sexuelle subie dans l’enfance), sous l’emprise d’un demi-frère avec lequel se noue au fil des années une rivalité franchement malsaine (l’incorrigible Tommaso, tour à tour mentor héroïque du jeune Rocco, puis tyran violent à l’emprise écrasante), mais aussi d’une mère castratrice, qui voulait faire de lui un prêtre et donc l’émasculer symboliquement.
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Sa sensibilité et sa loyauté sont également très souvent mises en exergue. Par exemple, quand il prépare une soupe au personnage de Lucia, qui vient de lui annoncer sa grossesse, lorsqu’il défend un homme gay – qui deviendra par la suite son meilleur ami – d’une attaque homophobe, ou encore quand il se saigne pour envoyer de l’argent à sa famille en Italie.
Dans cette même entreprise de déconstruction de son image de gros macho, ses expérimentations d’une sexualité non hétéronormative sont aussi saluées. Ainsi, on le voit coucher avec une personne transgenre à Pigalle, se laisser tenir en laisse dans un club libertin durant sa jeunesse, ou apprécier qu’on lui stimule la prostate dans l’intimité de sa chambre.
“même si on baise comme un dieu, c’est la vie qui nous baise”
On nous place également en permanence dans l’intériorité et les pensées du personnage, via le procédé de la voix off. Ce qui donne d’ailleurs parfois lieu à des poncifs bien lourdingues sur l’existence, tels que “le fait est que même si on baise comme un dieu, c’est la vie qui nous baise, elle nous a au tournant”, mais souligne surtout un parti pris scénaristique dérangeant : comme dans ses films X, le gros égo de Rocco sera toujours au centre.
Enfin, Rocco est constamment infantilisé. Il est présenté comme un grand gamin au coeur tendre. Et comment ne pas éprouver de l’affection devant ce môme éternel, cet enfant des HLM, qui a une revanche à prendre sur l’existence ? Ainsi, au chevet de sa mère mourante, il redevient le petit garçon qui voulait seulement que sa maman le regarde. Quand il couche pour la première fois avec Rosa, celle qui deviendra sa compagne, il n’est plus qu’un ado maladroit “qui n’a jamais vraiment fait l’amour”. Cette supposée candeur et cette immaturité sont censées l’absoudre d’à peu près tout, et renforcent de manière inquiétante cette notion d’irresponsabilité. D’ailleurs, si on doutait encore des intentions de l’équipe créative et de la production à faire ressortir la sincérité touchante et naïve de Rocco Siffredi à travers la série, le dernier plan est sans équivoque. Il nous montre son reflet dans un miroir, alors qu’il s’apprête à faire son entrée sur un plateau de tournage. Il a le regard amusé, et un sourire espiègle – voire quasi benêt – fiché sur le visage…
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UNE SÉRIE QUI LAISSE UN ARRIÈRE-GOÛT AMER
Alors bien sûr, on ne peut pas reprocher à une fiction de faire ce pour quoi elle a été créée, c’est-à-dire donner de l’épaisseur à ses personnages. Mais en fin de compte, ce n’est pas tant le traitement du sujet qui pose problème, c’est le sujet lui-même. Et on peut s’interroger sur la manière dont cette série contribue à façonner encore aujourd’hui la légende de Rocco Siffredi.
Car Supersexe n’est à proprement parler pas une mauvaise série sur le plan artistique. C’est une histoire comme il en existe plein d’autres, qui s’efforce de nous raconter avec plus ou moins de virtuosité la trajectoire d’un homme tiraillé entre ses conflits intérieurs et ses contradictions. C’est également une œuvre qui ne manque parfois pas d’acuité, peut-être grâce au regard de la showrunneuse Francesca Manieri, que Netflix s’était assuré d’avoir aux commandes pour anticiper les éventuelles critiques et éviter le bad-buzz. Mais on sent malgré tout très vite les limites de cette vision féministe que la plateforme américaine agite comme un totem d’immunité, puisque les choix éditoriaux du géant du streaming ne permettent pas d’explorer en profondeur le réel pouvoir de nuisance de l’acteur porno.
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En effet, on ne parle pas d’un héros inventé de toutes pièces, dont les revirements, les états d’âme et les actes violents imaginaires n’auraient eu aucune incidence dans le monde réel. On parle d’une figure existante, d’un homme qui a popularisé à l’écran certaines pratiques de domination hardcore au détriment des femmes, et s’est lui-même rendu coupable d’agressions sexuelles. De facto, tout ce récit inspiré d’anecdotes véritables, qui met en lumière les fêlures du personnage mais aussi son ouverture d’esprit et son humanité, apparaît comme une sorte de réhabilitation de Rocco. Pire, il le rend presque irresponsable de ses actes. Mais avoir grandi dans une famille dysfonctionnelle, aimer se prendre des doigts dans les fesses, ou posséder encore à 40 ans la maturité affective d’un enfant de maternelle, ne peuvent pas être un blanc-seing pour tout le reste.
“Je t’aime. Et tout le reste, c’est du porno”
On regrettera enfin que la série s’achève sur une déclaration sirupeuse à Rosa, son actuelle compagne. Un coup de grâce porté à l’intelligence du public, qui présente l’amour comme la seule porte de sortie, et fait reposer sur la compassion d’un.e partenaire bienveillant.e toute la charge d’un changement de conduite nécessaire : “Chaque enfant a une blessure qui est la source de son pouvoir. Chaque enfant a le pouvoir de devenir un homme, et ce pouvoir réside dans le regard d’un autre. Il suffit de choisir ou regarder. Et d’apprendre que de s’abandonner à ce regard, c’est le seul véritable superpouvoir. Je t’aime. Et tout le reste, c’est du porno”.
Ou comment la rencontre de l’âme soeur – en l’occurence, une synthèse parfaite de la mère (elle lui prépare un sandwich avant un tournage) et de la putain (elle accepte sans broncher sa vie d’acteur X et participe même à certains fims) – permet de réconcilier d’un coup de braguette magique les antagonismes du personnage, sans que Rocco n’ait finalement progressé d’un demi-centimètre dans sa vision sexiste des femmes…