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Un peu de Moo Deng dans ce monde de brutes

Briser les chambres d’écho, un hippopotame pygmée viral à la fois.

Par
Malia Kounkou
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Plus besoin de l’ONU pour maintenir la paix fragile d’une société polarisée sur laquelle plane la menace imminente d’une Troisième Guerre mondiale.

Moo Deng y parvient déjà très bien.

Depuis deux mois, cet hippopotame pygmée femelle est l’animal préféré d’Internet, qui se délecte de sa peau toute lisse et de son expression d’effroi existentiel constant.

Logée au zoo thaïlandais de Khao Kheow – qui l’a regardée treize secondes avant de la baptiser « porc rebondissant » à tout jamais – Moo Deng fait la gloire virtuelle et internationale de l’établissement depuis ce fameux jour d’été où son tout premier portrait a embrasé les réseaux sociaux.

Âgée de trois mois, elle est désormais la prunelle rebondissante des yeux de millions d’internautes, certains se disant même prêts à « tuer et mourir » pour elle.

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Et cette gloire enjambe même les grillages du zoo pour atterrir dans l’univers du marketing, la branche thaïlandaise de Sephora vendant déjà ses blushs avec la promesse d’obtenir les mêmes joues rosées que Moo Deng et les créateurs de contenu maquillage publiant des tutoriels pour imiter les paupières halées du petit animal.

Les pâtissiers reproduisent sa tête en gâteaux. Les banquiers du net ont créé une cryptomonnaie en son honneur. Les féministes voient en elle un symbole de « rage féminine ». Les DJ la projettent sur un écran géant pendant leurs sets. Les as du montage la réimaginent dans des scènes de Jurassic Park ou crachant des flammes à la manière d’un dragon.

Et ne parlons pas des memes.

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Non, vraiment, n’en parlons pas. L’article ne finirait jamais.

LES ÉTATS-UNIS DE PÉPITO

Cette popularité va-t-elle toutefois durer ? Déjà, un animal plus dodu et mignon que Moo Deng menace de lui voler la vedette.

Entre en scène Pesto, ce pingouin australien encore poussin qui dépasse déjà ses parents, et dont le pelage touffu lui vaut d’être comparé à une peluche par les internautes.

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Doit-on craindre de le voir ravir la couronne d’animal favori du net de la tête parfaitement lisse de Moo Deng ? Ou bien n’est-ce finalement – pour ne rien paraphraser – l’histoire de la vie et le cycle éternel qu’auront à vivre toutes les vedettes animales du web ?

En effet, avant la peau chatoyante de Moo Deng existaient déjà les crocs puissants de Fiona, ce bébé hippopotame prématuré du zoo de Cincinnati, dont le « crunch » de melons d’eau lancés en entier dans sa gueule grande ouverte était un grand moment ASMR pour ses fans, en 2017.

N’oublions pas non plus les vedettes parties trop tôt, laissant derrière elles une empreinte web indélébile. Le fameux « Grumpy Cat », le chien shiba inu à l’origine des memes « doge » ou encore Hvaldimir, ce béluga espion russe mort dans des conditions suspectes… voire homicidaires.

Paix à leurs âmes.

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D’autres légendes sont toutefois bien vivantes, comme Pépito, ce chat français dont le maître a automatisé les allers-retours de chatière de sorte que chaque passage soit annoncé à sa communauté d’admirateurs sur X, qui frôle actuellement le million.

« Happy birthday, Pépito », lui ont souhaité pas moins de 877 utilisateurs le mois dernier, au moment où celui-ci soufflait sa dix-septième bougie.

Parmi ces fans de Pépito, l’un possède le mot « MAGA » en bio et l’autre, « les républicains sont des fascistes nazis » en intitulé de compte.

Aimer Pépito le chat serait-il leur seul point commun ?

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MANIPULATION MUTUELLE

Si oui, cela relèverait quand même de l’exploit, surtout à l’ère numérique la plus polarisée qui soit où rien n’est neutre et tout est une chambre d’écho algorithmique.

Sous la loupe d’Internet, même le sport n’est plus un compromis neutre, quiconque déclarant aimer le golf étant automatiquement suspecté de posséder une casquette pro-Trump rouge vif dans sa penderie.

Et quiconque aurait les cheveux rose ou bleu serait soit woke, soit très woke.

Bref. « Exploit » n’est donc pas si exagéré pour qualifier le caractère transcendant des Moo Deng et Pépito de ce monde, qui parviennent à arracher des « awww » de tout bord politique.

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La raison donnée par la science pour expliquer ce phénomène est aussi simple qu’égoïste : plus un animal nous semblera chétif, plus nos pulsions messianiques seront déclenchées afin de tout mettre en branle pour sauver ce petit être.

« Lorsque nous voyons ces traits infantiles – ces grands yeux, ces grands fronts, ces petits mentons et ces corps potelés – nous interprétons cela comme un sentiment d’impuissance et de dépendance, et cela nous incite à prendre soin d’eux », déclare à ce sujet un chercheur en psychologie évolutionniste dans le Washington Post.

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Mais est-ce que vouloir aider signifie pour autant le faire ? Est-ce qu’aimer est un acte suffisant ?

Car pour aimer Moo Deng, les gens l’aiment. Et peut-être même un peu trop.

Ils s’entassent devant son enclos et lui jettent des bananes ou des fruits de mer pour attirer son attention, au point que le zoo a dû limiter les visites.

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Et que se passera-t-il lorsqu’un jour, toute cette frénésie passera ? Elle laissera derrière elle non pas juste Moo Deng, mais aussi les 2500 hippopotames pygmées d’Afrique de l’Ouest qui figurent sur la liste rouge des espèces en voie de disparition.

LA FIN DE LA COMPASSION

Mais, pour Moo Deng et Pesto, il y a bien pire menace qu’une courbe d’engagement en chute libre.

En effet, s’ils devaient perdre toutes les caractéristiques mignonnes qui les ont propulsés vers la gloire, seraient-ils tout aussi aimés? Ou bien leur carrière serait-elle relayée au rang des Fiona et autres has been quadrupèdes de ce monde ?

Eh oui, ce n’est pas tout d’être perçu comme vulnérable pour mériter l’affection d’un humain adulte, il faut aussi répondre au facteur cute qui garantira sa loyauté.

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Autrement, tous les enfants de la Terre seraient adoptés avec la même rapidité, et non pas juste ceux dotés de grands yeux, d’un petit nez, de joues à croquer et autres critères de mignonnerie provoquant instantanément chez l’adulte un « comportement de prise en charge » inné, comme on le théorisait déjà dans les années 40.

C’est donc bien normal que l’hippopotame Moo Deng, le chien Doge ou encore Louise, votre nièce, s’efforcent tous trois de répondre à ces critères :

Chacun essaie inconsciemment de ramollir votre cœur, un battement de cils à la fois, jusqu’à ce que vous vous portiez garant de sa survie.

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Ce à quoi je dis chapeau.

Car il relève aussi de l’exploit de parvenir à tirer quelques milligrammes restants d’empathie à des humains en plein « effondrement de la compassion », à mesure que leur empathie est justement sursollicitée par des fils d’actualité où se succèdent des photos de corps démembrés, des assiettes de girl dinner, des discours de haine et des dégustations de pâte à tartiner El Mordjene.

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Puis, juste au moment où banalité et horreurs finissent par se confondre, la tête mignonne Moo Deng apparaît sur nos écrans, comme pour rappeler à notre sensibilité humaine qu’elle n’est pas encore morte.