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Twitter Blue : autopsie d’une première semaine désastreuse
Elon Musk, nouveau prophète-en-chef de Twitter, veut accomplir un miracle : celui de libérer la plateforme de tous discours de haine, de tous comptes spams et de tous trolls. Son arme secrète pour y parvenir se nomme Twitter Blue, soit une amélioration du Twitter plébéien vers une formule premium. Au menu de cette formule : l’obtention du petit crochet bleu de vérification autrefois réservé aux personnalités publiques, la mise en avant automatique de ses tweets et la réduction de moitié des publicités présentes sur le site… le tout pour la modique somme de 8 $ par mois.
« Ceux qui s’en plaignent dépensent plus pour leurs lattés », se défend en riant Elon Musk lors d’une réunion visant à rassurer ses investisseurs. Mais rappelons que deux semaines plus tôt, la souscription à Twitter Blue était tout de même annoncée à 20 $ par mois – soit environ quatre lattés taille Venti chez Starbucks.
Aux yeux de l’entrepreneur milliardaire, ce système de souscription demeure malgré tout une formule infaillible. Dans sa logique, si un compte n’est pas prêt à payer 8 $, c’est qu’il est forcément malveillant ou factice. Par conséquent, ses tweets seront par défaut enterrés sous ceux des comptes vérifiés, et ce, partout sur la plateforme : dans le fil d’actualité, les mentions, les réponses et les résultats de recherche.
Une fois les règles énoncées, la machine se met en marche. Le samedi 5 novembre commencent les préinscriptions pour les utilisateurs et utilisatrices d’iPhones. Le mercredi 9 novembre, Twitter Blue est officiellement effectif sur l’ensemble de la plateforme. Et ainsi débute ce qui, jour après jour, deviendra l’un des plus gigantesques fiascos du web.
Mercredi 9 novembre
D’emblée se dessine deux camps : les fans d’Elon Musk qui se tatoueraient l’oiseau bleu de Twitter sur le torse si le grand patron de Tesla le leur ordonnait et les haters qui préfèreraient se jeter dans un étang à caïmans le corps enduit de miel plutôt que de payer. Puis, au milieu, les négociateur.trice.s. « Salut @ElonMusk, existe-t-il un moyen de s’abonner à Twitter Blue sans obtenir le crochet de vérification? Je paierais volontiers 8 dollars pour les fonctionnalités, mais m’étiqueter avec un message qui annonce essentiellement à quel point je suis un loser semble être un troc étrange », tente un utilisateur.
Reste que l’acquisition de ce fameux crochet est synonyme d’ascension sociale pour certain.e.s. Beaucoup rapportent ainsi avoir vu leurs impressions monter en flèche depuis la transition vers Twitter Blue – « J’ai deux likes maintenant », jubile un certain Daniel Valverde. Il existe toutefois deux moyens pour savoir si la certification d’un compte est authentique ou payée : cliquer sur le crochet du profil en question ou se référer à la mention « Officiel » indiquant que Twitter Blue n’est pas passé par là.
Mais coup de théâtre : Elon Musk change soudainement d’avis. La mention « Officiel » lancée le matin même n’est déjà plus disponible en fin de matinée. Le nouveau patron de Twitter explique en effet qu’elle constituait pour lui « un cauchemar esthétique […] créant un système à deux classes ». Le fait que cette réflexion vienne juste après avoir divisé Twitter en un camp payant et un camp gratuit est, je dois dire, absolument fascinant.
En parallèle commencent à éclore les toutes premières escroqueries de faux profils – comme il fallait malheureusement s’y attendre. Pour ce faire, certains comptes fraîchement certifiés imitent par exemple celui officiel de Twitter et invitent leurs abonné.e.s à cliquer sur des liens douteux avec la promesse d’abonnements Twitter Blue gratuits. De premières parodies poussées à l’extrême pointent également leur nez – très prévisibles, là aussi. Parmi elles, un faux George W. Bush qui déclare, emoji triste à la clé : « Ça me manque de tuer des Iraquiens. » Grosse journée.
Jeudi 10 novembre
Jour 2 du lancement. À l’interne, la terreur règne en maître : Elon Musk vient d’annoncer à ce qu’il reste de l’équipe Twitter que la faillite de l’entreprise est une vraie possibilité. Dans la foulée, le départ de Yoel Roth, directeur de la sûreté, est communiqué aux employé.e.s via Slack. Et jamais deux mauvaises nouvelles sans une troisième : Lea Kissner, cheffe de la sécurité, rend également sa démission publique sur Twitter.
En ligne, l’usurpation d’identité s’élève cette fois-ci au rang d’art. Un faux compte vérifié parodie le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly et annonce que « l’insuline est gratuite maintenant ». En une journée, ses actions s’effondrent de 4,37 %, provoquant une magistrale perte de 15 milliards de dollars pour l’entreprise. Même sort pour le fabricant d’armes américain Lockheed Martin, dont les actions dégringolent de 5,48 % après qu’un faux profil certifié ait annoncé l’arrêt de ventes d’armes dans certains pays, le temps que soit investigué leur historique de violations des droits humains.
Chez les concurrents, Twitter est un accident de voiture que l’on contemple attentivement, popcorns en main. Le site Tumblr étire même la blague en lançant son propre programme de vérification à 7,99 $ – soit un cent moins cher que Twitter Blue – dans lequel n’importe quel blog peut obtenir non pas un, mais deux coches bleues. Et aucun autre avantage avec. Du côté du réseau social Mastodon, l’arrivée d’ancien.ne.s twittos est si soudaine et massive que son fondateur, Eugen Rochko, en sacrifie ses nuits pour répondre à la demande. Le malheur des uns fait toujours le bonheur des autres.
Vendredi 11 novembre
Le troisième jour arrive et Elon change encore d’avis. Dès l’aube, la mention « Officiel » opère son grand retour. Combien de temps restera-t-elle ? Deux minutes ? Trois heures ? Les paris sont ouverts.
La saga d’usurpation d’identité continue quant à elle de plus belle. « On vole votre eau et on vous la revend lol », annonce ainsi un faux compte Nestlé. « Juste parce qu’on tue la planète, ça ne veut pas dire qu’elle ne peut pas nous manquer », pleure un faux compte BP Total. « Le 6 janvier, c’était mon idée. Désolé pas désolé. », nargue un faux compte Donald Trump. « BREAKING : Le bot Tesla vient juste d’apprendre à être raciste », informe un faux compte Tesla.
Les premières estimations d’abonnements tombent enfin… et elles ne sont pas reluisantes. Sur 450 millions de personnes actives sur Twitter, seulement 141 000 se seraient inscrites sur Twitter Blue. « Il est clair qu’un certain nombre de ces inscriptions à 8 $ provient de trolls se faisant passer pour des marques », souligne même Matt Binder dans Mashable.
S’ajoute à cette progressive catastrophe la parution d’un article explosif du New York Times dévoilant les coulisses du royaume Twitter sous le règne Musk. En vrac : une équipe soudainement amputée de moitié, des employé.e.s qui dorment au bureau, des échéances extrêmes à respecter sous peine d’être viré.e, du stress et des démissions. « Un responsable de l’ingénierie a été approché par les conseillers de Monsieur Musk – ou « crétins », comme les appelaient les employés de Twitter – avec une liste de centaines de personnes qu’il devait licencier. Il a vomi dans une poubelle près de ses pieds », peut-on y lire.
Le soir même, les inscriptions à Twitter Blue sont bloquées. Et après trois longs jours de chaos total, le service est suspendu pour une durée indéterminée.
Diagnostic d’autopsie
En rachetant Twitter, Elon Musk s’est autoproclamé sauveur de la liberté d’expression pour finalement se retrouver à hiérarchiser et rendre payant le droit de parler et d’être entendu.e. Il a fait du combat de faux comptes son credo en démantelant le système qui garantissait justement l’authenticité de chaque profil. Cet homme est à lui tout seul un monument historique de la contradiction.
Et le tableau général est si terrible que les gens se posent des questions. Est-ce une conspiration ? Et si Elon Musk n’avait racheté l’entreprise Twitter que pour la saboter ? « Je m’interroge parfois, avoue le journaliste John Brandon dans Forbes. Peut-être qu’il a acheté l’entreprise pour pouvoir licencier l’équipe de direction. (…) Je dirai ceci : je suis fasciné par l’incendie. »