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Trois films pour repenser notre rapport au travail
Dans un climat social sous tension, marqué par des grèves à répétition et une très forte mobilisation ce 1er mai 2023 (2,3 millions de manifestants selon la CGT, 782 000 personnes selon la police), certains films arrivent à point nommé. Tels des gros morceaux de sucre sur grand écran qui aident l’actualité moribonde à couler, ou bien au contraire des petits bidons d’essence en 25 images par seconde qui alimentent le feu de la révolte, ces trois longs métrages ne racontent pas la même chose mais semblent tous se rejoindre autour des mêmes thématiques et idées : la place du collectif dans les rapports humains, la fonction des individus dans la société, et notre rapport à l’existence dans un monde régi par la logique de rentabilité. Une session de révision s’impose.
LE PLUS SINGULIER : “DÉSORDRES”
Attention : long métrage déroutant, pour cinéphile averti (et peu pressé). En effet, le dernier film du réalisateur helvète Cyril Schäublin interroge notre rapport au temps. Et quoi de mieux pour questionner les cadences de travail imposées par des industriels toujours plus gourmands en productivité, que de placer son récit dans une horlogerie suisse au début du siècle dernier. Entre le travail bien fait, la minutie de l’horlogerie et les nouvelles exigences insoutenables de compétitivité : les dirigeants de la fabrique ont décidé de ne pas choisir, quitte à ce que ce soit les ouvrières qui trinquent à force d’être mises sous pression et constamment chronométrées. Mais derrière le cliquetis aliénant des montres à gousset, une autre petite musique se fait entendre : celle de la révolte. Car cette réorganisation du travail à marche forcée fait aussi naître d’autres aspirations. Et c’est ainsi qu’entre deux licenciements et des sanctions administrées par un duo comique de policiers qui n’a rien à envier à Dupond et Dupont, les forces d’opposition s’organisent, sous la houlette d’un mouvement local anarchiste.
Proposition formelle d’une exceptionnelle beauté, faisant se succéder de longs plans fixes – sortes de tableaux impressionnistes – capturant la nature verdoyante du vallon, et les discussions presque chuchotées des protagonistes, cette oeuvre espiègle et éminemment politique parvient à atteindre son but d’une matière détournée. Ainsi, le flegme helvète, la politesse et la bonhomie parfois glaçantes des figures d’autorité (policiers, contremaîtres, patron d’usine) – en total décalage avec les injustices dont elles se font les émissaires – vient adroitement souligner la nature violente des relations verticales dans le monde du travail, et plus largement dans la société. Mais ces longs silences, ces instants suspendus, ce flottement permanent, permettent également de célébrer avec une grande douceur l’esprit de révolte qui anime le monde ouvrier. Car derrière les oscillations des aiguilles et le mouvement lent de la vie qui s’écoule dans ce hameau paisible, où les habitant.es semblent vouloir se défaire des logiques mercantiles pour mettre la joie et la solidarité au centre plutôt que la valeur travail, on entrevoit la possibilité d’une utopie : celle du temps retrouvé.
Point négatif : Temps réel : 1h33. Temps ressenti : possiblement 4h, si vous êtes hermétique à la poésie du récit.
LE PLUS PERCUTANT : “L’ÉTABLI”
Film d’époque d’une grande contemporanéité, le nouveau long-métrage de Mathias Gokalp est une adaptation du livre autobiographique de Robert Linhart, qui dépeint les tentatives entreprises par une poignée d’intellectuels d’extrême-gauche au lendemain des événements de mai 68, pour poursuivre la lutte, ranimer la flamme insurrectionnelle, et faire véritablement advenir la révolution prolétarienne. On y suit donc Robert (Swann Arlaud), un jeune normalien militant – et écoeuré jusqu’à la névrose par ses propres privilèges – tandis qu’il essaye de s’infiltrer au sein d’une usine Citroën pour mettre un coup d’arrêt définitif au travail à la chaîne. Comme vous pouvez vous en douter, sinon Jeff Bezos ne serait pas assis sur le toit du monde à l’heure actuelle, l’expérience est en échec et le grand patronat finit par triompher.
Mais pour autant, ce n’est pas une oeuvre résignée. Car ce qui compte dans ce récit social, c’est moins ce combat que l’on sait perdu d’avance contre le capitalisme prédateur, que l’énergie déployée par les ouvriers et ouvrières pour tenter de lui résister. Sans angélisme, le film donne à voir la force du collectif, contre les intérêts individuels et la cupidité. Il montre de quelle manière les liens et les réseaux de solidarité qui se mettent en place face à l’adversité et par delà la chaîne de montage, sont les seules planches de salut de l’humanité. Car malgré les cadences infernales, les méthodes brutales qui broient les corps et les âmes, la routine qui menace d’endormir petit à petit la rébellion et la volonté, les protagonistes s’épaulent et se soutiennent jusqu’au bout pour ne pas capituler face aux industriels, pour tenter de rafistoler les dégâts causés par leur hiérarchie, et pour continuer de défier les dominants qui veulent leur arracher jusqu’à leur dignité. Un réflexion puissante sur l’engagement et l’entraide, servie par un casting de jeunes acteurs et actrices remarquable (Luca Terracciano, Yasin Houicha, Raphaëlle Rousseau, Malek Lamraoui… et bien d’autres !) qui résonne fortement avec l’actualité.
Point négatif (ou positif selon votre positionnement politique) : peut vous donner envie de tout casser.
LE PLUS ÉMOUVANT : “SUR L’ADAMANT”
Ours d’Or lors du dernier Festival de Berlin, c’est le documentaire indispensable de ce printemps. Le réalisateur Nicolas Philibert a promené sa caméra pendant plusieurs mois sur l’Adamant, un centre d’accueil de jour pour adultes souffrant de troubles psychiques et une structure unique en France, à plus d’un titre. D’abord parce que ce magnifique bâtiment flottant est amarré en plein Paris sous le Pont Charles de Gaulle. Ensuite, parce qu’il tente de résister autant que possible à la déshumanisation croissante de la psychiatrie, qui n’échappe malheureusement pas à la logique de rentabilité de l’économie et au manque de soignants. Ainsi, tout l’équipe du centre (psychiatre, psychologues, infirmiers, ergothérapeutes, éducateurs spécialisés, psychomotricien, coordinateur des soins, secrétaire médicale, agents de service hospitalier, artistes et art-thérapeutes) se plie en quatre pour offrir quotidiennement aux patients un cadre propice à leur épanouissement, les aider à renouer avec le monde autour, et encourager leur autonomie plutôt que de les traiter uniquement comme des malades dont il faudrait lisser les aspérités. Au lieu de les enfermer dans leur pathologie, elle privilégie le rapport humain, elle leur donne la possibilité d’exprimer dans un cadre sécurisant leurs états d’âme et leur sensibilité.
Et on ressort tout à la fois émerveillé.e, conquis.e, interpellé.e et lessivé.e par cette galerie de portraits touchants et hauts en couleurs. Par ces passagers et passagères d’un jour, dont la créativité et le talent n’ont quelquefois rien à envier à ceux d’artistes en vue. Par ces bribes d’existence parfois cocasses, parfois fracassée, avec lesquelles tous les protagonistes tentent tant bien que mal de reconstituer un radeau de fortune. Alors on se réjouit que des lieux comme celui-ci existent, et qu’ils puissent aider (non sans certaines difficultés, dont le cinéaste ne fait aucun mystère) certaines personnes à naviguer dans les eaux troubles de la vie. Et on se désespère également que les logiques marchandes grignotent progressivement ces espaces de liberté et d’échange. Qu’elles asphyxient ces endroits à part, où l’existence n’a de valeur que pour elle-même. Ces refuges nécessaires, qui ont vocation – pour citer Nicolas Philibert – à “maintenir vivante la fonction poétique de l’homme et du langage”.
Et vogue la galère…
Point négatif : aucun. Enfin si, vous risquez d’avoir “La Bombe humaine” de Téléphone dans la tête pour un moment…