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Trois écrivaines antillaises que vous devriez connaitre
Depuis une trentaine d’années, la question de l’intersectionnalité s’est invitée au cœur des préoccupations féministes. Dans la continuité d’un féminisme purement occidental, une nouvelle vague s’élève pour sensibiliser aux multiples discriminations dont sont victimes les femmes non blanches. Ce que nous savons moins, c’est que le sujet n’a pas attendu la fin du XXe siècle pour émerger dans l’esprit de nombreuses femmes de couleur brillantes. Hélas, comme par magie, au fil des années, leurs voix s’éteignent et disparaissent.
Par cet article, j’ai choisi de mettre à l’honneur trois femmes de lettres antillaises qui ont posé les premiers jalons de la négritude et de l’intersectionnalité. Il leur aura fallu attendre des décennies pour que leurs parcours inspirants sortent de l’ombre.
S’il n’est pas chose aisée que d’être une femme noire en 2022, pour Suzanne Lacascade, Paulette Nardal et Suzanne Césaire qui traversèrent le XXe siècle, l’affaire était autrement plus complexe. Si leur statut de femme noire n’a pas suffi à éteindre leur esprit révolutionnaire, il aura cependant contribué à reléguer leurs souvenirs aux oubliettes.
Suzanne Lacascade (1884-1966)
Commençons avec Suzanne Lacascade. Elle est une parfaite illustration du sort que l’on réserve à celles qui gênent. Alors qu’elle publie un roman au début du XXe siècle, ce qui est déjà un exploit pour une antillaise, ce n’est qu’en 1977 que son nom fera un timide retour à la vie.
Suzanne Lacascade voit le jour à Fort-de-France en 1884. Son père, Etienne Lacascade, est un notable guadeloupéen. D’abord médecin militaire, il sera député de la Guadeloupe puis gouverneur de Mayotte. Hélas, l’on ne dispose que de très peu d’éléments au sujet de sa fille.
En 1924, elle parvient à publier son seul et unique roman « Claire-Solange, âme africaine ». En 1925, l’ouvrage reçoit le prix Montyon de l’académie française. L’intrigue relate les péripéties d’une jeune mulâtresse (née d’un père blanc et d’une mère noire) qui quitte les Antilles pour suivre son père en métropole. Nous sommes en 1914, les Antilles sont encore des colonies, il n’est donc pas étonnant que la société française soit profondément raciste, en plus d’être fortement machiste, question d’époque.
Entre 1925 et 1977, Suzanne Lacascade disparait complètement. Ce n’est que lorsque Maryse Condé l’intègre à son enseignement que l’autrice retrouve un peu d’audience. Selon M. Condé, « Claire-Solange, âme africaine », malgré une forte teinte de colonialisme, est « la première tentative littéraire faite par une femme de couleur des Antilles pour se doter de qualités originales ». Il faudra attendre 2019 pour que le roman soit réédité par les éditions long cours en Guadeloupe.
Parmi les pionniers de la négritude, nulle part n’apparait le nom de Suzanne Lacascade. Pourtant, par bien des aspects, son roman est un précurseur. C’est la première fois qu’une antillaise noire publie en France. Le personnage principal est une femme non blanche, jamais, auparavant, un auteur n’avait eu cette audace. Au travers du regard de Claire-Solange, Suzanne Lacascade nous livre une critique des différents systèmes de dominations qui régissent les rapports humains, celle des hommes sur les femmes et des blancs sur les noirs. Enfin, elle se réclame des origines africaines avec fierté, dénonce l’esclavage et parvient même à placer quelques phrases en créole. Selon différentes sources, Suzanne Lacascade aurait eu une carrière dans l’enseignement et aurait fondé, dans les années 30, le cours privé Lacascade à Paris. Elle décède en 1966, dans un total anonymat, la publication d’un roman n’ayant pas suffi à lui faire une place dans l’histoire. À l’heure actuelle, le mystère qui entoure la vie et le parcours de Suzanne Lacascade est si épais, que certains chercheurs doutent même de son existence.
Paulette Nardal (1896-1985)
Paulette Nardal née le 12 octobre 1896, est l’aînée d’une sororie de sept filles. Ses parents sont des notables de la petite bourgeoisie martiniquaise, ce qui leur permet de donner une solide éducation classique à leurs filles. Son père est le premier ingénieur noir en travaux publics et sa mère est particulièrement investie au sein de sociétés mutualistes apportant leur soutien aux femmes, leurs enfants, mais également aux personnes âgées.
En 1920, après une courte carrière d’enseignante, Paulette Nardal débarque en France pour y suivre des études d’anglais. D’ailleurs, elle est la première femme noire admise à La Sorbonne. Son sujet de mémoire est « La case de l’oncle Tom » de Harrington Beecher Stowe, féministe et abolitionniste notoire que Paulette admire.
Paris de l’entre-deux guerres est une capitale intellectuelle où s’entrechoquent diverses cultures. Après la première guerre mondiale, de nombreux afro-américains s’installent à Paris pour échapper à la ségrégation raciale. Dans leurs bagages, ils apportent leur culture, leur mode de vie et leur expérience du racisme. Paulette est rapidement bouleversée par leur musique, le « negro spiritual » ainsi que par la richesse et l’ampleur de leur culture. Plusieurs années plus tard, elle dira : « non seulement j’étais fière de voir ce genre de musique que les noirs avaient pu composer mais encore cette musique me touchait profondément ». Ayant grandi et baigné dans l’admiration d’œuvres françaises et occidentales, elle ignorait qu’une culture noire pouvait exister. Cette première constatation, liées à la conscience féministe transmise par sa mère poseront les premiers jalons de l’émergence d’un nouveau courant de pensée en France.
À la fin des années vingt, Paulette Nardal et sa sœur Jeanne, créent un salon littéraire dans leur appartement à Clamart, dans les Hauts de Seine. Ce rendez-vous dominical devient le lieu de rencontre et d’échange privilégié de nombreux penseurs antillais, haïtiens, jamaïcains et africains. Entre autres représentants illustres de la diaspora afro-descendants, le salon des Nardal recevra Aimé Césaire, Léon Gontrand Damas, Léopold Sédar Senghor, Marcus Garvey, Jean Price Mars et René Maran etc. Cette initiative fournit le terreau propice à l’émergence d’un internationalisme noir, décrit la première fois par Jeanne Nardal dans un article de « la Dépêche africaine ». En 1931, elle confonde la Revue du Monde Noir ayant pour objectif de « créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral qui leur permette de se mieux connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus efficacement leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur Race ». Ce sont les balbutiements de la Négritude. Malheureusement, faute de moyen la revue ne dépasse pas les six numéros.
Si la paternité du mot et du concept est attribuée à Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontrand Damas il serait juste d’en attribuer la maternité aux sœurs Paulette et Jeanne Nardal. Cependant, et Paulette en est très consciente, la parole d’une femme noire n’a que peu de voix au chapitre. Selon ses propres termes :
« Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles, nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes ».
Comme pour lui donner raison, en 1987, lorsque Aimé Césaire énumère les inventeurs de la négritude, il omet de citer le moindre nom féminin.
Les accomplissements parisiens de Paulette Nardal ne sont que le début d’une longue vie de militantisme. En 1935, elle est l’une des rares voix occidentale à s’élever contre l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie. En 1939, elle embarque sur « la Bretagne » pour traverser l’Atlantique. La guerre vient d’éclater et le paquebot est torpillé par un sous-marin allemand. Grièvement blessée, le pronostic vital de Paulette est engagé. Après onze mois d’hospitalisation à Plymouth, elle est tirée d’affaire mais restera handicapée à vie. Ne se laissant pas ralentir par ses douleurs, elle retourne en Martinique où elle continuera à mener ses combats. Dès 1940, elle donne des cours d’anglais clandestinement à la jeunesse martiniquaise dissidente, souhaitant rallier la France libre.
Anti raciste et anti colonialiste, Paulette Nardal n’en reste pas moins une féministe convaincue. En 1945, elle fonde le périodique « Femmes de la cité » et le Rassemblement Féminin. Alors que les Françaises viennent d’obtenir le droit de vote, le parti politique et de la revue développent l’éducation civique, sociale et politique des martiniquaises. En 1946, elle est nommée membre de la commission économique et sociale de l’ONU. Chargée de discuter les questions des territoires non autonomes, elle représente les Antilles. Elle reste à New-York pendant deux ans. Son état de santé l’obligera à retourner définitivement en Martinique.
En 1954, elle fonde la chorale « La joie de chanter » pour promouvoir les « negro spirituals » en Martinique. Dans les années soixante, elle est la secrétaire du syndicat d’employeur des gens de maison. Il œuvre à la réglementation de la profession et la protection des droits des employés. À la même époque, elle contribue au journal « La Paix » avec des articles sur l’histoire et l’évolution de la condition sociale des femmes. Tout au long de sa vie elle collabore à différentes revues sur l’identité et la question noire. Ses convictions féministes et anti racistes lui donnent les outils pour comprendre et mettre en évidence très tôt les enjeux de l’intersectionnalité. En 1976, Paulette Nardal est faite chevalier de la légion d’honneur. Elle s’éteint le 16 février 1985 au François en Martinique.
Ce n’est que depuis le début des années 2000, sous l’impulsion de chercheuses afro américaines, que les noms des sœurs Nardal sortent de l’oubli. L’association « Paulette Nardal au Panthéon » milite depuis plusieurs années pour que celle-ci trouve sa place parmi les illustres personnages. Fin 2021, le gouvernement français lui a préféré Joséphine Baker. Je trouve intrigant que le choix se soit porté sur une danseuse américaine. S’il n’est aucunement question pour moi de minimiser la carrière et le talent de Joséphine Baker, je ne peux m’empêcher de penser que cette décision est politique. La carrière de Paulette Nardal fut autrement plus subversive et dérangeante et il ne faudrait pas que les jeunes femmes antillaises disposent d’un modèle inspirant à suivre.
Suzanne Roussi Césaire (1915-1966)
Pour Suzanne Roussi, devenir l’épouse d’Aimé Césaire n’aura pas suffi à lui éviter l’effacement. Pourtant, elle multipliait les talents. Si les diverses sources tenaient absolument à mettre en avant sa grande beauté, qualité indispensable à toutes les femmes du monde pour être reconnues, je préfère retenir ses autres talents. Née en 1915 aux Trois-Ilets en Martinique, elle fut poétesse, résistante, militante anti colonialiste et féministe. Il n’y a que peu de ressources concernant l’enfance et la jeunesse de Suzanne Césaire, comme si sa vie ne commençait qu’à la rencontre de son époux. En 1936, alors qu’elle étudie à l’école normale supérieure, elle rencontre Aimé Césaire. Comme lui, elle participait à la revue l’Étudiant Noir.
Suzanne Roussi et Aimé Césaire se marient en 1937. Lorsqu’ils rentrent aux Antilles en 1939 peu après la publication de « retour au pays Natal » d’Aimé Césaire, ils enseignent au lycée Schoelcher à Fort-de-France. En 1940, la défaite de la France voit le ralliement de l’amiral Robert à la France de Vichy. Les Césaire et un de leur collègue, professeur à Schoelcher également créent en 1941 la revue « Tropiques ». Sous ce nom anodin se cache une revue qui assure la promotion d’une littérature afro caraïbéenne tout en dénonçant le colonialisme, l’aliénation culturelle du peuple antillais et le régime de Vichy. En 1943, le censeur se rend enfin compte de la portée politique de la revue. Jugée révolutionnaire, raciale et sectaire, elle est interdite en mai 1943. Cependant, la Martinique se libère quelques semaines plus tard et Tropiques parait jusqu’en 1945.
L’ensemble des articles de Suzanne Césaire laissent deviner une pensée qui s’affine et se précise avec le temps. Elle critique férocement le doudouisme, style littéraire dépeignant des tropiques tels que les imaginent les métropolitains. Chargée des stéréotypes, l’image que cette écriture véhicule est bien loin de la réalité des tropiques. Avec sa plume acérée, elle ne se gêne pas pour pointer les injustices et les inégalités que subissent les antillais. Elle milite pour que soient reconnues les implications et les conséquences de la traite négrière sur ses contemporains. Elle remarque que l’esclavage est remplacé par une forme raffinée de servitude, le salariat. Les conditions de vie des ouvriers martiniquais ne différant que très peu de celles de leurs ancêtres.
« Les formes dégradantes du salariat moderne trouvent encore chez nous un terrain où fleurir sans contrainte. »
Dans le grand camouflage, son dernier essai, Suzanne Césaire dénonce l’hypocrisie de l’assimilation à laquelle croient certains de ses concitoyens. Incapable d’accepter son ascendance africaine, la petite bourgeoisie métisse cherche à correspondre aux critères occidentaux. Selon Suzanne Césaire, le désir d’assimilation, est aussi vain que celui de vouloir changer de couleur de peau et résulte d’une erreur de compréhension des mécanismes de domination du colonialisme. Lorsqu’elle questionne l’absence de production artistique Noire aux Antilles :
« Laissons les imbéciles accuser la race, son soi-disant instinct de paresse, de vol, de méchanceté. […]
Ce manque de nègres ne s’explique pas […] par je ne sais quelle infériorité, il s’explique croyons-nous :
1°) par les conditions atroces de la transplantation brutale sur un sol étranger. […]
2°) par une soumission indispensable, sous peine du fouet et de la mort […]
3°) enfin, […] par une erreur née de cette idée, ancrée au plus profond de la conscience populaire par des siècles de souffrance : puisque la supériorité du colonisateur leur vient d’un certain style de vie nous ne conquerrons la force qu’en dominant à notre tour la technique de style »
La mémoire africaine, Éthiopienne selon Suzanne Césaire, est partout perceptible chez le martiniquais. Elle compare ses compatriotes insulaires à une plante vivace, capable de tirer sa subsistance de la terre, même piétinée, elle repousse et se dresse vers le ciel. Elle exhorte les martiniquais à prendre conscience de leur valeur intrinsèque loin du modèle imposé par les békés et plus largement par les occidentaux.
En 2015, sous la direction de Daniel Maximin, les éditions seuil publient le recueil de ses textes sous le titre « Le grand camouflage, récits de dissidence. L’ensemble de l’œuvre connue de Suzanne Césaire se résume à sept articles parus dans la revue entre 1941 et 1945. Par la suite, elle devient plus discrète et est éclipsée par la carrière de son mari. Cependant, je ne pense pas qu’un esprit si vif puisse garder le silence. Suzanne et Aimé Césaire étaient les parents de six enfants. Je suppose donc qu’entre sa carrière littéraire et politique, il n’avait pas le loisir de permettre à sa femme de rayonner par elle-même. Si tant est qu’il en ait eu le souhait, dans la mesure où il n’aborde pas souvent la contribution de sa femme à l’évolution de sa pensée. Suzanne choisit de se séparer de son époux en 1963. Trois ans plus tard, elle décède d’une tumeur cérébrale, elle avait cinquante ans. Si l’on en croit le bruit qui court, une maladie serait plutôt « le mal a dit ». Une femme aussi talentueuse pouvait-elle continuer à se taire ? J’en doute, de là à supposer que ce cancer résultait de l’accumulation de tout ce génie inexprimé, il n’y a qu’un pas.
Je suis pleinement consciente que bien d’autres méritent que l’on s’attarde également sur leur parcours, à commencer par Jeanne Nardal. Cependant, j’ai fait le choix de parler de Suzanne Lacascade, Paulette Nardal et Suzanne Césaire. En introduction je disais qu’elles étaient tombées dans l’oubli mais ce n’est pas exactement vrai, de nombreux collectifs et associations ont à cœur de les réhabiliter.
Qu’il s’agisse de l’invisibilisation des Noirs ou des femmes au cours de l’Histoire, je suis convaincue que le but de ceux qui la rédigent est le même. Sans racine, sans représentation, impossible pour un individu de se construire une identité forte. J’ai grandi en pensant qu’aucune femme, qu’aucun Noir et qu’aucune femme Noire n’avait participé à la grande Histoire de la France. Comme Paulette Nardal, j’ai été élevée dans l’admiration de la culture occidentale. S’il est vrai que contrairement à elle, j’ai quelques illustres références de femmes noires, aucune n’est Française. En tant que femme antillaise, je suis particulièrement fière de contribuer à leur visibilité le temps d’un article. Les découvertes que mes recherches m’ont permises sur leurs vies, la négritude et l’histoire des Antilles m’ont profondément touchée. J’espère qu’avec ces mots, je serais parvenue à leur rendre femmage.