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Travailler juste pour l’argent, ou faire la « paie » avec le capitalisme
Qu’est-ce qui vous motive, le matin, à rentrer au travail ? Les collègues, les projets, le café gratuit ? La passion ?
Pour certain.e.s, c’est l’argent, et rien d’autre. Et elles sont partout, ces personnes qui considèrent leur boulot comme une simple façon de gagner de l’argent. Parfois c’est un choix délibéré, parfois ça arrive par la force des choses. Breaking news, tout le monde a des comptes à payer.
Travailler juste pour l’argent, c’est généralement mal vu – même si on rêve tous et toutes de se payer le week-end de rêve de notre ami.e qui travaille en finance. Car oui, un bon salaire permet aussi de profiter de la vie en se gâtant davantage.
Mais quel est le dénominateur commun de ceux et celles qui vivent pour le doux réconfort bimensuel du jeudi ?
Vaillant au poste
Voyages au ski, repas copieux au restaurant, voiture gratuite gracieuseté de la compagnie : la passion pour le travail, c’est aussi la passion pour ce que le travail permet de se payer.
« J’ai 59 ans aujourd’hui. Il n’y a jamais eu un matin où je me suis levé et je n’avais pas envie d’aller travailler », assure Sylvain. Depuis son entrée sur le marché du travail, à l’âge de 16 ans, il est un carriériste dans l’âme. Durant son parcours professionnel, il a accédé à des postes haut placés, souvent très payants : actuellement vendeur d’automobiles, il est comblé par ses 7 semaines de vacances par année et ses 28 heures de travail par semaine, instrumentales à un mode de vie confortable, voire enviable, à souhait.
Des fois, un bon salaire peut transformer comme par magie un emploi ben ordinaire en un emploi de rêve.
Ce n’est pas la passion des voitures, mais plutôt le salaire, les bons horaires, la proximité avec son domicile et autres avantages alléchants qui ont convaincu Sylvain de se joindre à l’entreprise 24 ans plus tôt. Puis éventuellement, il a commencé à aimer son métier « pour de vrai ». Preuve que des fois, un bon salaire peut transformer comme par magie un emploi bien ordinaire en un emploi de rêve.
Le piège de l’argent
« Souvent, je rentre à la maison en pleurs, je sais pas ce que je fais, et j’essaie de me rappeler les raisons pour lesquelles je suis encore là. »
Bon ok, c’est vrai que ce n’est pas n’importe quel emploi qui peut devenir un emploi de rêve grâce au salaire. Claire*, dans la mi-trentaine, est responsable des comptes clients dans une entreprises qui distribue et vend des logiciels à de grosses compagnies. Pas du tout son champ d’expertise, encore moins sa passion.
Dans un monde idéal, ses études auraient mené Claire vers un milieu davantage orienté vers la relation d’aide, comme les prisons ou les centres de réhabilitation. « Mais le social, ça ne paie pas », déplore-t-elle.
L’inexpérience dans le domaine de la tech n’a manifestement pas arrêté ses employeurs au moment de son recrutement au sein de l’entreprise il y a trois ans : « Ils m’ont dit que j’avais “un bon charisme” », révèle-t-elle. Faut croire que c’est suffisant pour obtenir l’indépendance financière.
Claire avait quitté son emploi précédent avant de partir en congé de maternité. Sa conjointe et elle ont ensuite décidé de s’acheter une maison. Puis, surprise ! Claire, à ce moment-là sans emploi, ne pouvait pas obtenir de prêt. Pour être éligible, il ne lui suffisait que d‘avoir un travail à temps plein pendant trois mois : elle a donc pris « le premier job venu » avec un bon salaire, qu’elle a négocié à la hausse.
Elle aime la paie et ce que ça lui a permis de faire, mais elle n’a jamais aimé son emploi.
Par où, la sortie ?
Si ce n’était que pour l’achat immobilier que Claire a accepté l’emploi, reste qu’elle est encore là, trois ans plus tard. « C’est vraiment que pour le cash », dit-elle, la voix solide, comme avec la fierté de pouvoir se dissocier au maximum de cet emploi qui lui donne de l’urticaire. Et elle compte le faire pour de vrai : pas question de garder ce boulot toute sa vie.
C’est aussi le cas de Sarah*, 24 ans, fraîchement diplômée en journalisme, qui, après ses études, a tout de suite trouvé son compte (et nourri son compte bancaire du même coup) dans le média où elle avait effectué un stage quelques mois avant. C’était pour elle « le choix facile ».
Facile, mais pas pour autant satisfaisant : « C’était une porte d’entrée plus qu’autre chose, pas le poste que je voulais faire à long terme », admet-elle. Journaliste à la rédaction pour la télévision (« j’écris ce qui apparaît dans le prompteur des animateur.ice.s », précise-t-elle pour les moins familier.ère.s), c’est loin d’être son emploi rêvé de reporter-terrain.
Sarah n’occupera assurément pas longtemps son poste actuel : « Cet été, je travaillais à temps plein. Déjà, en commençant, je me disais que j’allai bosser maximum un an dans ce rôle-là. »
Recommencer à zéro (mais pas littéralement)
« Beaucoup de gens autour de moi m’ont dit “je suis rentré.e pour les mêmes raisons que toi, mais j’ai décidé de quitter parce qu’au final, le salaire n’est pas si important et je préfère faire un job que j’aime”, relate Sarah. Moi, je n’ai pas cette liberté-là; j’ai besoin de la paie. »
Une paie qui, il faut le préciser, semble nettement plus avantageuse que celle des anciens camarades de classe de Sarah. « On ne parle pas beaucoup d’à quoi ressemblent les salaires en sortant des études supérieures, estime Sarah. […] Mais quand je compare avec mes ami.e.s, je sais que j’ai un salaire assez élevé. » Assez élevé pour endurer un travail pas si passionnant. « Je n’ai pas le projet de rester là pendant trente ans, se console-t-elle. Ça devient moins triste. »
Un problème de riche
Vient un point, estime pour sa part Claire, où ce n’est « plus confortable de vivre dans le mensonge ». Celle-ci ne dit à personne qu’elle ne supporte plus son boulot : elle est consciente de sa chance d’avoir un travail, bien payé qui plus est, et considère qu’elle n’est pas à plaindre.
« Je vais pleurer sur mon compte en banque », lâche-t-elle, mi-blagueuse, mi-sérieuse, avant de s’excuser pour ses propos « élitistes ».
C’est plus de quarante heures par semaine, chaque semaine, qu’elle passe au travail, constate-t-elle avec regret. Elle aspire à trouver la passion qui anime selon elle les jeunes dans leur choix de carrière. Ironiquement, c’est de cette mentalité dont Sarah s’éloigne.
Les rouages du capitalisme sont bien ancrés dans la société, pourquoi pas en profiter, sans s’en cacher?
« [Ma] génération est en train de déconstruire complètement c’est quoi, la carrière, pense la diplômée. Ultimement, c’est sûr que j’aimerais avoir un job que j’aime, mais le travail ne sera jamais au centre de ma vie. »
Même qu’en ce moment, Sarah n’accepterait pas un emploi moins payant qu’elle aurait le potentiel d’aimer. Ce n’est pas quelque chose de gênant de travailler « juste pour l’argent », estime-t-elle : les rouages du capitalisme sont bien ancrés dans la société, pourquoi pas en profiter, sans s’en cacher?
L’aversion du boulot, ou plutôt l’attrait du salaire, ce n’est pas quelque chose qui embarrasse Sylvain non plus : « Les gens le savent, je ne garde pas ça secret. Sinon, il n’y aurait jamais d’ouverture pour trouver autre chose. »
Pour le meilleur et pour le pire
« J’ai décidé de recommencer un programme d’études, pas dans le cadre d’une réorientation, mais plutôt d’une extension de ma licence », annonce Sarah, qui vient d’amorcer sa maîtrise en sciences de l’environnement à l’université. Tant qu’à rester avec un boulot qu’elle n’aime pas, autant faire quelque chose qui lui plaît, tout en gardant le bon salaire : un win-win, quoi.
Claire garde aussi son boulot, du moins, pour l’instant. Son « très, très, très, très bon salaire » est en ce moment essentiel à la réalisation de ses projets et dépenses : hypothèque, enfant, voyage, pour ne nommer que celles-ci. « On aimerait aussi agrandir la famille », confie-t-elle.
D’ailleurs, la grasse paie de Claire peut même devenir stratégique dans le cas où elle et sa conjointe décident d’avoir un autre enfant. Le congé de maternité octroyant à une mère 55 % de son salaire, ce serait Claire qui porterait l’enfant, car sa conjointe gagne moins qu’elle : elle estime qu’il est naturellement avantageux d’avoir une fraction de son salaire, plus élevé.
Ça va donc encore plus loin : dans ce cas-ci, on pourrait même parler de ne pas travailler pour l’argent. Si ça peut aider à rendre le boulot supportable, pourquoi pas ?
*Prénom fictif pour préserver l’anonymat.