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Touchées de plein fouet par la COVID-19, les travailleuses du sexe s’organisent
Comment arrêter de travailler quand on exerce une activité qui n’est pas reconnue, en plus d’être stigmatisée ? Pas d’indemnités, pas de télétravail, pas de chômage partiel: les personnes travailleuses du sexe ne peuvent compter sur aucune aide. Travailleuse du sexe (TDS) et accompagnante sexuelle, Cybèle Lespérance est aussi référente au Strass, le syndicat du travail sexuel pour la région Auvergne-Rhône-Alpes. Et elle a bien constaté les complications depuis le début du confinement mi-mars.
« Ce que j’ai observé, en discutant avec des collègues de Grenoble et de Lyon, c’est que tout le monde a essayé de faire un dernier client avant les mesures de restrictions de la circulation, car après il allait être difficile de justifier de nos déplacements. » Elle-même a pesé le pour et le contre avant de faire un dernier client après le décret de la limitation des déplacements.
« Qu’ils viennent m’apporter de l’argent pour que je puisse rester chez moi, parce que mon propriétaire ne va pas attendre »
En maraude, Giovanna Rincon, directrice de l’association Acceptess Transgenres, a rencontré une travailleuse du sexe qui avait indiqué qu’elle se rendait au bois de Boulogne sur son justificatif de déplacement professionnel. Malgré les mises en garde sur le risque de se faire embarquer par la police, la travailleuse du sexe n’a rien voulu entendre. « Elle m’a dit “je m’en fous complètement parce que je n’ai que ça ! Qu’ils viennent m’apporter de l’argent pour que je puisse rester chez moi, parce que mon propriétaire ne va pas attendre”, raconte Giovanna, amère, mais lucide. Ça révèle à quel point la santé, pour certaines, ça ne passe pas avant tout. » Des anecdotes sur le vécu des TDS en temps de confinement, l’activiste en a bien d’autres.
Tout le week-end, Giovanna Rincon et d’autres militantes ont été sur le pied de guerre pour faire en sorte que les bénéficiaires d’Acceptess Transgenres, qui sont principalement des femmes trans migrantes et travailleuses du sexe, puissent faire face à l’épidémie et au confinement : mise en place d’une médiation de santé à distance, préparation de colis alimentaires, mais aussi de kits de prévention avec gants, gel hydroalcoolique, masques et thermomètres pour permettre aux personnes qui ont été dépistées positives à la COVID-19 de suivre leur état. À la violence de l’épidémie, s’en ajoute une autre pour cette population déjà très précarisée: une violence sociale faite de stigmatisation, d’isolement et d’angoisse aussi.
« Les collègues sont en panique »
Pour beaucoup, les craintes ont commencé bien avant l’annonce du confinement et les restrictions de déplacements. « Avant qu’on soit en pandémie, il y avait quand même une ambiance assez anxiogène et les gens prenaient déjà moins de rendez-vous, se souvient Judith. Ensuite, j’ai annulé l’entièreté de mes rendez-vous parce que j’ai été exposée au Covid-19 et que j’étais sûre d’être contagieuse. » Travailleuse du sexe et militante, Judith anime le compte Instagram Ta Pote Pute où elle fait de la pédagogie sur les métiers du sexe. Récemment, elle a lancé une cagnotte pour aider les collègues les plus en difficultés. Privées de revenus et souvent déjà en situation de précarité, les TDS ont pris de plein fouet les restrictions mises en place pour endiguer la maladie : « Sans leur seule source de revenus pendant un, voire deux mois, les collègues sont en panique. Ce sont des gens qui ont des loyers à payer, des dettes, des gens qui ont des enfants ou des parents âgés à nourrir. C’est un gros coup aussi parce que ça ne s’est pas fait progressivement du tout. »
« On est des travailleuses, on travaille à temps plein, on devrait avoir des aides comme tout le monde »
Avec la peur d’être soi-même exposée, d’exposer leurs proches, mais aussi d’être tenue responsable de la propagation de l’épidémie, les TDS restent, en cette période de crise sanitaire, oubliées par les politiques publiques. « Si on veut que les gens soient confinés, il faut qu’ils aient un logement, si on veut que les gens respectent les restrictions, il faut les nourrir, il faut les soigner. La santé publique, c’est ça, c’est penser au collectif en soignant l’individu », martèle Cybèle Lespérance. Judith non plus ne décolère pas : « On est des travailleuses, on travaille à temps plein, on devrait avoir des aides comme tout le monde, on devrait être en chômage partiel, c’est pas normal qu’on se retrouve avec rien du tout ! »
Comme beaucoup de ses collègues, elle préconise la décriminalisation du travail du sexe, ainsi que la modification des lois de 2016 qui pénalisent les clients et qui ont eu pour conséquence une importante augmentation des violences envers les TDS. « Décriminaliser le travail du sexe et le traiter comme un travail, c’est prendre en compte le fait que oui, les TDS font un métier, que c’est un vrai job, et qu’on a besoin de se protéger, de nous laisser nous organiser. »
Travail du sexe et disparité des vécus
Au Strass aussi, la solidarité s’organise et une cagnotte d’aide a été mise en place. Le syndicat a recommandé aux TDS de stopper leur activité, mais comme le reconnaît Cybèle Lespérance, dans la pratique, beaucoup ne peuvent pas se le permettre. « Je pense qu’il est important de ne pas stigmatiser celles qui continuent de travailler, estime-t-elle. Elles essaient simplement de survivre, elles font des choix, des choix qui sont difficiles en ce moment. Personne n’y va de gaieté de cœur. »
Alors que la société n’a jamais paru aussi fragmentée entre une partie de la population qui a les ressources pour être confinée dans de bonnes conditions, et d’autres pour qui ces règles ne sont pas aussi facilement applicables, le milieu TDS se retrouve lui aussi divisé entre les travailleurs et travailleuses pouvant renoncer temporairement à leur activité et les autres, contraints de travailler en prenant des risques. « Ça montre aussi une lutte de classes entre les filles qui ne peuvent pas se permettre de cesser de travailler, parce que trop précarisées au niveau du logement ou au niveau de la nourriture, et celles qui gagnent suffisamment, qui sont logées, souligne Cybèle Lespérance. Moi, j’ai la chance de pouvoir me le permettre, j’ai des réserves, j’ai une stabilité de logement extraordinaire. Je ne pourrais pas me permettre de critiquer quiconque choisirait de travailler dans ces conditions. Au contraire, je n’ai que de la compassion pour ces personnes. »
Giovanna Rincon veut croire en la capacité de sa communauté à se mobiliser et à peser dans les politiques de santé publique, notamment en terme d’accompagnement social. « Je vois notre capacité aujourd’hui à apprendre comment s’auto-organiser, comment se mobiliser pour créer des ressources. On est dans une phase où malgré la violence de cette épidémie, que nous percevons aussi comme une violence sociale, il y a un changement que nous avons créé, et on ne peut plus faire machine arrière. Une fois l’épidémie passée, il y aura des choses que nous pourrons continuer. »
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Pour aller plus loin et aider :
Cagnotte destinée aux personnes travailleuses du sexe précaires crées par le Strass.
Cagnotte destinée aux personnes travailleuses du sexe précaires créée par Judith de Ta Pote Pute.
Le FAST, fonds d’aide sociale trans, créé par l’association Acceptess Transgenres pour aider les personnes trans précaires.