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Il était une figure locale dans l’Oklahoma, il est désormais une star internationale. Joe Exotic, auquel Netflix vient de dédier sa dernière série documentaire, jubile de sa nouvelle notoriété… depuis les murs de la prison où il purge une peine de 22 ans pour avoir tenté d’assassiner sa rivale.
Eric Goode et Rebecca Chaiklin, les réalisateurs de Tiger King (Au royaume des fauves, en français), comptaient à l’origine produire une série documentaire sur le trafic des tigres. Un business important aux USA, où plus de 5000 « big cats » vivent en captivité, dans des zoos ou dans les jardins de riches particuliers – un nombre bien supérieur aux quelques 3000 tigres qui vivent encore à l’état sauvage dans le monde.
Au programme, notamment : la guerre que se livrent certains propriétaires de zoos avec une organisation de défense des droits des animaux.
Une saga passionnante
La réalité a mené leur projet bien plus loin. Polygamie, drogues, armes à feu, pratiques sectaires, vengeances, trahisons, disparition mystérieuse et tentative de meurtre: les ingrédients sulfureux se sont ajoutés au cours de leur longue enquête, transformant leur série en véritable saga criminelle.
Surtout, les réalisateurs se sont trouvés face à une galerie de protagonistes tous plus improbables les uns que les autres. On y croise un parrain de la mafia (qui aurait inspiré le Tony Montana de De Palma) ; un patron de strip-club, indic du FBI à ses heures perdues ; un gourou polygame qui impose à ses femmes des opérations de chirurgie esthétique…
Un casting surréaliste au centre duquel trône donc le King : Joe Exotic, une sorte de Chuck Norris sous acide, affublé d’un mulet peroxydé, d’un chapeau de cowboy et d’un flingue à la ceinture. Fondateur d’un parc animalier dédié aux animaux sauvages, il possède des singes, des alligators, quelques lions, mais surtout des félins qui ont fait sa fortune. Ses visiteurs payent cher pour un selfie avec des bébés tigres.
Les loisirs annexes de Joe Exotic : enregistrer des chansons country, candidater au poste de gouverneur de l’Oklahoma, se marier avec plusieurs jeunes hommes en même temps. Et, accessoirement, organiser le meurtre de sa grande ennemie.
Dans la lignée de ses grandes séries judiciaires ou criminelles (Making a Murderer, Ted Bundy, Wild Wild Country, Gabriel Fernandez, le petit Grégory…), on retrouve tous les ingrédients des sagas documentaires Netflix : une narration ultra dynamique, un travail colossal sur les archives, des rebondissements haletants… Un divertissement passionnant dont on dévore les sept épisodes en un croc.
Lancée le 20 mars sur Netflix, Tiger King s’est instantanément imposé comme un véritable phénomène, devenant le programme le plus vu sur la plateforme pendant deux semaines, le mieux noté sur Rotten Tomatoes et le plus commenté sur Twitter. Les protagonistes enchainent les interviews, les contre-enquêtes se multiplient. Et Joe Exotic est consacré comme une figure incontournable de la culture populaire. D’où un certain malaise…
Sous le mulet, un monstre sanguinaire
Alors que les spectateurs et les critiques sont ébahis par la personnalité de Joe Exotic, sa personnalité flamboyante, son parcours hors du commun, alors que de nombreuses stars ont évoqué leur fascination pour le roi des tigres (la rappeuse Cardi B a même lancé l’idée d’une cagnotte pour le faire libérer de prison), on en viendrait presque à oublier les nombreuses victimes collatérales de son parcours.
Ses salariés payés 100 dollars pour des semaines de 70 heures, obligés de piquer la viande périmée destinée aux animaux pour se nourrir. Ses alligators brûlés vifs dans le cadre d’une vengeance (ou d’une escroquerie, on ne le saura jamais). Ses gardiens estropiés. Ses maris choisis très jeunes, plongés dans la drogue, victimes de la mégalomanie du maître. Joe Exotic ira même jusqu’à profiter de l’enterrement de l’un d’eux (Travis, qui s’est tiré une balle dans la tête à l’âge de 25 ans) pour se mettre en scène et entonner son dernier tube lors de la cérémonie, sous les yeux atterrés de la mère du jeune homme. L’un des moments les plus « what the fuck » de la série.
La fortune de Joe Exotic s’est fondée sur une pratique dégueulasse : faire se reproduire des tigres, exposer les bébés comme de simples objets, et les assassiner une fois devenus adultes.
Joe Exotic n’est pas un personnage de roman ni de film. Il est bien réel et ses victimes (humains ou animaux) ont souffert. Sous le mulet sympathique et les exubérances amusantes se cache un monstre sanguinaire qui ne devrait recevoir aucune admiration.
L’un des intervenants de la série, le réalisateur Rick Kirkman, qui avait été embauché par Joe Exotic pour réaliser une émission de téléréalité toute à sa gloire, a récemment exprimé son dégoût : « Les gens éprouvent un pincement au cœur en découvrant son histoire, mais ils ne réalisent pas à quel point il pouvait être diabolique. » Selon lui, la série fait un peu trop l’impasse sur la cruauté du personnage, capable de tirer une balle dans la tête d’un tigre sur une saute d’humeur ou de jeter dans la cage aux crocodiles le cheval de la voisine. Des vidéos de ces crimes existaient, mais elles ont toutes brûlé dans un mystérieux incendie…
Le coréalisateur de la série, Eric Goode, s’est lui même inquiété du fait que les spectateurs éprouvent de la sympathie pour son personnage. « Joe a définitivement fait des choses horribles à ses animaux. Il était très violent envers eux, il a abattu au moins cinq tigres, cela ne fait aucun doute », dit il au Los Angeles Times. C’est là tout le paradoxe de Tiger King : on devrait admirer la série, car elle est formidable, et on se trouve piégé à éprouver de l’affection pour son ignoble protagoniste.
Joe Exotic, qui a toujours couru après la célébrité, est « en extase » depuis la diffusion de la série. Il sera probablement traité en héros à sa sortie de prison et fera la tournée des talkshows. Il rêve aussi d’une adaptation de sa vie en film, et suggère modestement David Spade ou Brad Pitt pour jouer son rôle.