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The Whale, récit sensationnaliste sur un homme de plus de 200 kilos
Dans une des scènes les plus intenses de The Whale, Charlie, un homme de 272 kilos qui vit reclus dans son appartement et peine à se déplacer, engloutit à toute vitesse une quantité importante de nourriture. Son visage blême, couvert de gras et de sueur, est filmé en gros plan, le haut de son t-shirt parsemé de miettes. Après avoir mangé des parts de pizza quatre par quatre et dévoré tout ce qui lui passe sous la main, le protagoniste finira par vomir par jets incontrôlés dans la poubelle de la cuisine. L’image est d’une violence inouïe : elle vient conjurer les pires clichés grossophobes, faisant du héros un homme répugnant, pathétique et dénué de volonté.
Ceci n’est qu’une des nombreuses séquences d’alimentation compulsive à laquelle le film de Darren Aronofsky (Requiem for a dream, The Wrestler, Black Swan) nous soumet. The Whale, présenté en compétition à la Mostra de Venise, est l’adaptation d’une pièce de théâtre de 2012 récompensée par de multiples prix (son auteur, Samuel D. Hunter, est également le scénariste du film). On y suit les cinq derniers jours de Charlie, qui apprend qu’il souffre d’une insuffisance cardiaque congestive en raison de son poids, et décide de renouer des liens avec sa fille adolescente perdue de vue depuis des années. Après la mort de son petit ami, ce prof d’anglais a sombré dans la dépression et progressivement “perdu le contrôle” sur son poids. Il ne sort désormais plus de son appartement sombre et parsemé de bouteilles de soda, et ne peut plus se déplacer sans déambulateur. Pour incarner le personnage, Brendan Fraser a été affublé d’un fat-suit, une pratique de plus en plus décriée à Hollywood pour son caractère déshumanisant envers les personnes grosses. Cette gigantesque prothèse, qui tente de recréer l’anatomie d’un corps obèse, a été complété par des effets spéciaux en post-production.
Acclamé par une grande partie du public lors de sa première projection à la Mostra de Venise, The Whale veut offrir le portrait dévastateur d’un homme rongé par la honte et la douleur, qui tente de se racheter avant de mourir. Malheureusement, le résultat est un récit sensationnaliste et dénué de pudeur, qui privilégie le choc à l’introspection.
Titillation voyeuriste
Dès son introduction, The Whale cherche à susciter l’effarement du spectateur et vient titiller ses instincts voyeuristes. Charlie nous est d’abord caché, identifiable uniquement par sa voix lors d’un cours en ligne, qu’il donne avec la caméra de son ordinateur éteinte pour ne pas que ses élèves puissent le voir. Lorsque Aronofsky nous “dévoile” enfin l’apparence de Charlie, dans la scène suivante, ce dernier est en train de se masturber. La caméra, d’abord dans son dos, se rapproche lentement jusqu’à dévoiler son corps massif et son ventre débordant de son t-shirt. Après avoir frôlé la crise cardiaque sous le coup de l’effort, l’enseignant finira plus tard par avaler une énorme boîte de poulet frit (le design sonore accentuant chaque bruit de mastication moite) avant de s’essuyer les doigts sur son t-shirt – c’est bien connu, être gros empêche d’être propre.
Charlie souffre d’hyperphagie, un trouble du comportement alimentaire qui consiste à ingérer en peu de temps des quantités trop importantes de nourriture, sans mesures compensatoires – on parle parfois de boulimie non-vomitive. Ce TCA très répandu est souvent ancré dans un traumatisme psychologique ou un manque émotionnel : la nourriture offre un bref réconfort, une tentative de “combler” ce vide, ou de remplacer la douleur psychique par une douleur physique. Peu connue, l’hyperphagie est pourtant le trouble alimentaire le plus prévalent dans la population, et sa méconnaissance entraîne de nombreux clichés, comme le fait que le surpoids serait uniquement le fait d’une gourmandise excessive ou d’une absence de “volonté”.
Ne comptez pas sur The Whale pour changer la donne. Il apparaît très vite évident que ni l’hyperphagie ni la question du surpoids n’intéressent vraiment Aronofsky, qui préfère faire rire le public avec des blagues grossophobes, et faire de son protagoniste un objet de fascination et de dégoût, filmé comme une bête de foire. Lors des rares occasions où Charlie se lève de son canapé, par exemple, la caméra s’élève avec lui dans un mouvement grandiose, et le montre culminant au-dessus de la pièce, accompagné par une musique sombre et dramatique, sous les yeux écarquillés des autres personnages – un peu plus et on pourrait se croire dans une scène de Jurassic Park.
Casting excellent
Ce regard morbide sur le personnage est d’autant plus regrettable que Darren Aronofsky, comme à son habitude, a très bien su s’entourer. The Whale est un récit hollywoodien très traditionnel, rythmé par des violons omniprésents qui prennent l’émotion du public en otage, mais le huis clos est aussi superbement photographié par Matthew Libatique, dans un décor très restreint. Son plus grand atout est cependant le casting, dont l’immense talent méritait un meilleur écrin. Sadie Sink, déjà très remarquée pour son rôle dans Stranger Things, impressionne par la maturité et la puissance de son jeu, et Hong Chau est toujours excellente.
Quant à Brendan Fraser, il fait son grand retour, après s’être progressivement retiré de l’industrie il y a plusieurs années. En 2018, l’acteur connu pour ses rôles dans George de la Jungle et La Momie, avait raconté dans une interview son agression sexuelle, affirmant que celle-ci avait fortement impacté sa confiance en lui et la suite de sa carrière. Le public adore porter les célébrités aux nues avant de mieux les détruire, et il est impossible de ne pas voir dans ce film une fascination voyeuriste et macabre pour le physique “méconnaissable” de Brendan Fraser, qui fut un sex symbol dans les années 90. Même dans ces circonstances, son retour sur nos écrans ne peut qu’être une bonne nouvelle. Sa performance dans The Whale est indéniablement bouleversante, et sera sans aucun doute saluée par un ou plusieurs prix. En faisant la promotion du film, l’acteur a plusieurs fois affirmé qu’il ne savait pas s’il s’agirait de son dernier rôle : on espère que non.