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« The Wall » : la petite histoire du film de Pink Floyd
Le critique américain Chuck Klosterman affirmait dans son ouvrage But What if We’re Wrong? que la vraie de vraie célébrité n’est atteinte que lorsqu’on devient connu des gens qui s’en foutent, et que la raison pour laquelle ces gens connaissent une célébrité dont ils n’ont rien à battre est le véritable héritage de ladite célébrité. Klosterman donne l’exemple de Shakespeare, qui est beaucoup plus connu que lu. Son nom seul est devenu synonyme de virtuosité littéraire.
Un exemple plus contemporain serait Drake, qui est beaucoup plus connu qu’écouté (même s’il est quand même très écouté). Il est juste extrêmement, extrêmement célèbre.
C’est aussi le cas de Pink Floyd. Le groupe rock progressif n’est plus aussi actif ou pertinent qu’il l’était à son apogée dans les années 1970-1980. Roger Waters fait les manchettes de temps à autre lorsqu’il fustige Israël sur Twitter, mais le quintette est principalement un souvenir pour les amateurs et amatrices de rock. Les gens comme moi qui apprécient Pink Floyd, mais qui ne s’extasient pas spécialement sur eux, associent leur nom à un album (et un film) en particulier : The Wall.
Il y a quarante ans cette semaine, l’opéra rock de Roger Waters prenait l’affiche. Ce film était plusieurs années avant son temps, mais son impact culturel perdure au fil des années et des décennies.
Petite histoire d’une œuvre qui a pris de l’expansion et de l’importance avec le temps et les changements sociaux.
https://www.youtube.com/watch?v=OCeUTZQb1a0
Le film que personne (sauf Roger Waters) ne voulait faire
Pour les non-initié.e.s, The Wall est le récit hautement psychédélique de la carrière de Pink, une rockstar avec de nombreux problèmes émotionnels qui bâtissent un mur métaphorique entre son auditoire et lui. Déchiré par ses souvenirs douloureux, il se replie de plus en plus sur lui-même jusqu’à ce que sa propre vulnérabilité le détruise. Du moins, c’est ce que j’ai retiré de la scène du procès, une finale hautement allégorique et imagée.
Pour Roger Waters, le plan de départ était de faire un film pour accompagner la sortie de l’album du même nom en 1979. Waters lui-même devait interpréter le rôle principal, et le film aurait incorporé des prestations issues de la tournée de l’album. Le problème, c’est que le projet n’intéressait pas du tout son étiquette de disques EMI. Le concept était un peu trop flyé pour eux. Parce que c’était pas mal juste ça au départ : un concept. Une idée bien développée dans la tête de Roger Waters et floue dans l’esprit du reste de la planète.
Le film était une tentative de sortir cette agressivité et ce sentiment d’aliénation de son système, mais aussi d’expliquer que la relation entre un artiste et son audience est à la base abusive.
Il faut dire que c’était un drôle de timing. Le groupe était constamment en tournée aux quatre coins de la planète et Waters se sentait psychologiquement et créativement au bout du rouleau. Cet épuisement professionnel fut la source de plusieurs controverses, comme ce célèbre incident au Stade olympique où le guitariste David Gilmour avait refusé de jouer le deuxième rappel parce qu’il était écoeuré par la performance médiocre du groupe. Waters avait lui-même craché sur la foule. C’était n’importe quoi. Le film était une tentative de sortir cette agressivité et ce sentiment d’aliénation de son système, mais aussi d’expliquer que la relation entre un artiste et son audience est à la base abusive.
Waters s’est donc mis à l’écriture et à la recherche de collaborateurs pour l’aider à réaliser sa vision. Le réalisateur Alan Parker, fan fini de Pink Floyd depuis de nombreuses années, s’est porté volontaire pour le projet. Pas n’importe qui quand même. Le regretté réalisateur compte plusieurs classiques à son héritage, tels que Midnight Express, Mississipi Burning et Evita.
La première décision exécutive de Parker aura été d’expliquer à Roger Waters qu’il était trop nul pour incarner le rôle principal, ce qui rendait du même coup l’utilisation de performances en spectacle impossible. Le film aurait été beaucoup moins psychédélique si, à la place de montages animés, on avait simplement vu le personnage principal chanter ses sentiments sur scène entre deux séquences.
Parker a suggéré d’utiliser le musicien Bob Geldof pour incarner le rôle de Pink, mais ce dernier trouvait le projet stupide et se serait ouvertement exprimé sur le sujet à son agent et son chauffeur de taxi en route vers le studio. Le karma étant ce qu’il est, le chauffeur de taxi était un certain John Waters qui donnait un coup de main à son petit frère pour emmener la star de son film au studio.
MALAISE !
Sinon, Waters, Parker et le directeur photo Gerald Scarfe se sont pris la tête sur chaque maudite décision créative. Parker a répété à maintes reprises en entrevue que The Wall a été l’une des expériences les plus misérables de sa carrière. Scarfe avait une bouteille de Jack Daniel’s dans sa voiture afin de lui donner du courage chaque matin avant le tournage. Bob Geldof aurait aussi passé proche de mourir plus d’une fois sur le plateau. Bref tout s’est mal passé… juuuuusqu’à la sortie du film.
L’héritage culturel de The Wall
The Wall ne prendra l’affiche que trois ans plus tard, le 14 juillet 1982. Au Royaume-Uni tout d’abord, et partout dans le monde quelques semaines plus tard. Les réactions furent inespérées vu les circonstances du tournage.
Voyez-vous, The Wall a humanisé la rock star à une époque où les personnages plus grands que nature dominaient le paysage culturel. C’était les années entre Led Zeppelin et Guns N’ Roses, où Ozzy Osbourne mangeait des chauves-souris sur scènes et où la Sunset Strip vibrait au rythme du hair metal. Le portrait suggéré par Roger Waters de l’Artiste en tant qu’être humain imparfait, hanté par des phénomènes sociopolitiques comme la guerre ou la censure et qui sublime ses souvenirs douloureux à travers sa créativité était différent de tout ce qu’on voyait dans les médias à l’époque et ça, les critiques et les audiences l’ont compris et apprécié.
En mettant l’image dans la conscience populaire, Waters a donné le droit à toute une génération d’artistes de s’ouvrir sur la pression de la célébrité et de l’industrie musicale.
Ça a aussi beaucoup choqué, parce que l’époque (les belles années de Ronald Reagan et Margaret Thatcher) se prêtait beaucoup à la rectitude politique. Surtout si on critiquait le triomphalisme commercial du moment. The Wall était, en quelque sorte, le grand-père du rock plus introspectif et tourmenté des années 90, qui rejetait d’entrée de jeu le principe de la célébrité et du culte de l’image. En mettant l’image dans la conscience populaire, Waters a donné le droit à toute une génération d’artistes de s’ouvrir sur la pression de la célébrité et de l’industrie musicale.
La morale de cette histoire ? Battez-vous pour vos idées, même si personne n’y croit ou ne les comprend. Ne vous battez peut-être juste pas avec les collaborateurs qui essaient de vous aider.
Bon 40e à The Wall ! C’est un film qui vieillit peut-être en âge, mais qui demeure toujours aussi pertinent.