.jpg)
Le 6 mars 1998, soit presque deux ans jour pour jour après la sortie de leur film oscarisé deux fois plutôt qu’une Fargo, les frères Coen faisaient un retour en salles très attendu avec une comédie librement inspirée des vieux films noirs américains : The Big Lebowski.
Ça ne s’est pas super bien passé.
Les critiques étaient plutôt tièdes. Ann Hornaday du Baltimore Sun le qualifiait de « stupide, mais bien ficelé » et implorait l’audience de ne pas trop prendre le film au sérieux parce que « les frères Coen voulaient probablement juste se faire plaisir après le grandiose Fargo. » Alex Ross écrivait pour Slate que Joel et Ethan Coen avaient atteint un tel niveau de succès avec leurs précédents films qu’ils ne prenaient même plus la peine de contester leurs propres idées. Il y a aussi eu quelques critiques positives, dont celle notoire de Roger Ebert, mais vous voyez le portrait. L’intelligentsia responsable d’avoir canonisé les deux réalisateurs était déçue et ça s’est reflété au box-office.
Quand un film est louangé ou descendu par la critique, ça crée une réaction. Et une réception mitigée, c’est un arrêt de mort, en quelque sorte. The Big Lebowski a tout juste récupéré 17,4 millions au box-office américain, soit à peu près la valeur de son budget de production, et a engrangé des profits de 46,1 millions partout dans le monde. Un montant en dessous des espérances pour un film de réalisateurs tout récemment oscarisés. Cet échec aurait donc dû donner un coup à leur carrière, mais ça ne s’est pas produit.
The Big Lebowski est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands triomphes des frères Coen. C’est un film que j’ai moi-même regardé plus de cent fois et, pour ses vingt-cinq ans, permettez-moi de rendre hommage à cet « échec au box-office » qui continue de prospérer aujourd’hui.
His name’s Lebowski? That’s your name, Dude
Pour ceux et celles qui l’ignorent, The Big Lebowski raconte l’histoire d’un hippie vieillissant (magistralement interprété par Jeff Bridges) et victime d’une invasion de domicile par deux nigauds à la recherche d’un homme au même nom que lui : Jeff Lebowski. L’un d’entre eux urine sur le tapis du salon, incitant Lebowski (alias « Le Dude ») à demander réparation à son homonyme. Une transaction théoriquement simple qui finira en histoire d’enlèvement impliquant des nihilistes, un pornographe et d’autres charmants personnages.
La raison pour laquelle The Big Lebowski n’a impressionné personne en salles, c’est parce qu’il s’agit d’un film qui prend son sens avec plus d’un visionnement. La première fois, on rencontre les personnages, on découvre les concepts et on se familiarise avec l’écriture chantante des frères Coen. Ce n’est qu’en revivant les événements une deuxième ou troisième fois qu’on se met doucement à murmurer les dialogues comme un mantra méditatif tout d’abord à soi-même.
Your name is Lebowski, Lebowski. Your wife is Bunny.
My… my wi-, my wife, Bunny? Do you see a wedding ring on my finger? Does this place look like I’m fucking married? The toilet seat’s up, man!
Le scénario de The Big Lebowski a cette qualité contre-intuitive et unique d’à la fois cristalliser l’identité des personnages, affirmer leur caractère hautement fictif et mettre de l’avant des travers auxquels on s’identifie tous, notamment la paresse notoire du Dude. C’est un dessin animé pour adultes qui s’ignore, une sorte de rêve éveillé pour millénariaux qui raconte le triomphe d’un homme aux désirs ordinaires sur les riches, les artistes, les entrepreneurs et toutes les autres élites sociales.
Tout ça prend vie dans ce dialogue magique, ridicule, théâtral et accrocheur comme une chanson. Au fil des écoutes, les scènes deviennent des rituels entre les personnages, le film et l’audience, surtout celle adepte du film. Parce que la réussite ultime de The Big Lebowski (là où la plupart des films échouent), c’est d’avoir créé une communauté internationale autour de lui. Qu’il soit présenté en projection spéciale dans un cinéma de répertoire ou simplement entre amis, chaque visionnement devient une conversation dans son propre langage exclusif.
That is just ridiculous, Dude. Nobody is going to cut your dick off
« À l’époque, je kiffais le film Kingpin avec Woody Harrelson et Bill Murray », m’explique au bout du fil Scott Shuffitt, fondateur du Achievers Fest, un festival annuel entièrement dévoué à The Big Lebowski organisé à Louisville, au Kentucky. « C’est mon ami Bill Green qui m’a offert le film en cassette VHS. Il m’affirmait que c’était le film de quilles à regarder. Je l’ai mis dans mon magnétoscope et ça a pris des mois, peut-être plus d’un an, avant qu’il en ressorte. »
Le Achievers Fest, c’est le plus grand rituel de toute la série de rituels associés au film. Une fois par année, tous ceux qui le souhaitent font le pèlerinage vers Louisville pour se costumer, boire des white russians, jouer aux quilles et regarder The Big Lebowski aussi souvent que possible. « Il y a toutes sortes de gens qui viennent. On a tendance à penser que ce sont majoritairement des stoners et des gens sans ambition dans la vie, comme Le Dude, qui viennent célébrer avec nous, mais c’est pas le cas du tout. Il y a des avocats, des dentistes, plein de professionnels qui gravitent autour de cet univers », précise Scott Shuffitt.
« C’est un film très réconfortant. À Louisville, il y a une longue période dans l’année où c’est gris et froid dehors. Tout le monde reste à l’intérieur en attendant que ça passe. The Big Lebowski, c’est un film chaud et doux. »
Pour moi, The Big Lebowski a été un compagnon de solitude aussi fiable que loquace à une époque où il ne se passait pas grand-chose dans ma vie, socialement. Je l’écoutais en boucle en faisant des travaux de session, apprenant les dialogues par cœur au fil des visionnements. C’était comme avoir un ami au comportement ultra-prévisible et toujours disponible pour me visiter à ma guise. Et c’est un peu le charme de ce film.
Pour Scott, ce n’était pas exactement la même chose, mais presque : « C’est un film très réconfortant. À Louisville, il y a une longue période dans l’année où c’est gris et froid dehors. Tout le monde reste à l’intérieur en attendant que ça passe. The Big Lebowski, c’est un film chaud et doux. Ça se passe en Californie, ça a l’air d’un rêve éveillé. C’est un parfait compagnon pour cette époque de l’année, pour les fins de soirées un peu chaudailles. C’est la bande sonore de moments très spécifiques. »
Bonne fête, Big Lebowski ! Merci d’avoir été fidèle au poste depuis 25 ans. Et merci à toi, Dude, de prendre ça mollo pour tous les pécheurs de ce monde.