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Survivre à l’un des plus longs films de l’histoire du cinéma

Récit de 7 heures 30 minutes avec Satan.

Par
Jean Bourbeau
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À mon invitation pour assister à la projection imminente du colossal Sátántangó de Béla Tarr, mes amis ont tous répondu par des : « Voyons, pourquoi s’infliger pareille torture », « aucune chance que je me laisse prendre dans ta trappe », « écris-en un article, je vais le lire, mais laisse-moi tranquille stp ». Tant pis, j’irai seul avec mon calepin.

Célèbre happening filmique, le long-métrage du cinéaste hongrois détient la farouche réputation d’être l’une des réalisations les plus exigeantes du cinéma contemporain. Avec ses 7 heures 30 minutes, il réussit à intimider les cinéphiles les plus averti.e.s tout en s’offrant une place inévitable sur la majorité des bucket list du cinéma d’auteur. Une œuvre vertigineuse, presque caricaturale, qui nous permet, après coup, de clamer sur un ton désabusé : « Je l’ai vu. »

Tournés en noir et blanc sur l’espace de trois ans, ses maigres 150 plans sont d’une durée moyenne de trois minutes. Son visionnement est devenu une épreuve d’endurance assez populaire, prenant place dans l’obscurité des cinémas de répertoire du monde entier depuis sa sortie en 1994.

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Mais à notre époque surentrainée où le binge watching maison est une pratique plus commune que jamais, s’enfermer pour une représentation d’envergure est-il aussi radical qu’auparavant ? Je le découvrirai sous peu, me dis-je, en entendant les premiers popcorn exploser, confortablement assis au café du cinéma Moderne, boulevard Saint-Laurent, à Montréal. L’un des rares lieux se permettant une programmation aussi audacieuse du 7e art.

J’ai pris soin la veille de me coucher tôt afin d’arriver reposé, mais aussi de courir beaucoup trop longtemps pour assurer l’invalidité totale de mes jambes en vue de ce marathon cinématographique. À l’heure où le Mile End en entier s’affaire au traditionnel brunch dominical, l’entrée du cinéma se remplit peu à peu de spectateurs et spectatrices enthousiastes, confirmant que la légende de Sátántangó tient toujours la route.

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Un mélange de nervosité et de fébrilité s’empare de la foule au moment où la salle s’ouvre à nous. Mon coeur bat agréablement trop vite, gracieuseté du litron de café noir qui coule dans mes veines matinales. Je me rends à mon siège comme si j’étais à bord d’un avion. Mon voisin mentionne haut et fort qu’il attend ce moment depuis quinze ans. Au total, je compte 22 braves pèlerin.e.s masqué.e.s.

Les lumières se tamisent pour laisser place à un silence bien pesant. Je me craque le cou, fin prêt pour affronter le monstre.

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Cinéma de la désolation, on suit le destin rugueux d’une constellation d’ivrognes prisonniers d’une bourgade rurale pourrie. Sans trop m’étendre sur le film, il s’agit d’une fable nihiliste sur la corruption des mœurs et la perte de repères moraux. Un film de texture riche en plans séquences décortiquant les recoins sinueux de l’humanité.

Après 150 minutes, nous avons droit à une première pause bien méritée, quoique controversée au sein des cinéphiles les plus hardcore. On quitte la pénombre comme on sort de l’hibernation, au pas lent et zombiesque, le regard ébloui par la lumière grise de l’extérieur. J’en profite pour reprendre mon souffle et me siffler une man’ouché au zaatar avant de retourner embrasser le désespoir en 4K.

Au premier coup d’œil, personne ne semble avoir abandonné le navire. Mon voisin enlève subtilement ses souliers tandis que la projectionniste nous souhaite une « bonne suite de voyage », avant de repartir de plus belle Le Tango de Satan.

Adaptée du roman de László Krasznahorkai, l’œuvre est à l’opposé des productions efficaces signées Netflix et compagnie. L’accordéon lent du scénario dévoile jalousement ses fulgurances, celles-ci émanant sans prévenir de la misère ambiante. À l’écran, tout est en lambeaux : les bâtiments, les vêtements comme les comportements. Le film est si lourd que les quelques minces bribes d’humour deviennent hilarantes. La mise en scène et la facture visuelle sont néanmoins magnifiques et dignes d’un grand maître.

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Le carburant initial s’amincit au fil des scènes-fleuves et des dialogues arides. Chez mes pairs, l’écho des bâillements s’additionne. Les épaules se font oreiller et les silhouettes inconnues piquent du nez. Plusieurs tombent au combat, la tête bien penchée. Je garde le cap avec la stratégie peu élégante de changer de position aux deux-trois minutes. Mille excuses aux spectateurs derrière moi.

Vivement le deuxième entracte malgré un long passage captivant où l’on suit les mésaventures d’une fillette et son chat mort. On se remplit les poches de biscuits avant de retourner à nouveau dans les tranchées. L’excitation du départ laisse maintenant place à la fatigue, mais les esprits s’abreuvent de la promesse d’en finir. « Bonne dernière partie », lance la projectionniste, répondue par quelques rires inquiets.

La démesure méditative est une partie intégrante de l’expérience Sátántangó. Une petite voix se glisse parfois pour soupirer son inconfort, mais notre attention l’enterre aussitôt pour se laisser bercer par les compositions soignées de fin du monde.

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La douce souffrance se conclut par une scène mystique qui sème la confusion. Peu importe l’incompréhension, mon vieux dos est soulagé de voir le générique défiler. Lorsque les lumières nous libèrent, notre résilience collective est fêtée par des applaudissements. On en sort décoiffé.e.s après 450 minutes de vent et de pluie froide, mais conscient.e.s du privilège de l’avoir découvert dans des conditions aussi idéales.

En somme, une expérience engourdissante, qui vient avec une certaine violence, tant mentale que physique, assurément à la hauteur de sa réputation. On quitte ce gros sablier avec la nausée et l’âme abattue, ce qui n’est pas un mauvais signe en soi.

Mon voisin me dit à la blague être déçu de ne pas recevoir de t-shirt, le sourire rempli de fierté. Le film est projeté sporadiquement sur les écrans montréalais, n’ayez crainte, il reviendra. Je vous le conseille, mais pour ma part, c’est fait, je peux enfin dire : « Je l’ai vu. »