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« Suprêmes » d’Audrey Estrougo : « NTM a emmené la banlieue chez les riches »

Aux origines du « toucher Nique Ta Mère ».

Par
Romain Gabriel
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« Quand on parle d’un concert de NTM, on parle d’une ambiance unique. L’énergie, l’euphorie dans la foule, sont telles que personne ne peut rester indifférent ! Ça marque à tout jamais », me confie du tac-au-tac Audrey Estrougo, la réalisatrice du film Suprêmes, quand je lui demande son premier souvenir du groupe en live.

Dans ma bucket list, je tenais à tout prix à voir Kool Shen et Joey Starr sur scène, les deux en même temps. Ce rêve s’est finalement réalisé en juillet 2018 et Dieu merci ! J’y suis allé avec ma copine qui était enceinte jusqu’au cou. J’avais d’ailleurs insisté pour savoir si c’était une bonne idée de m’accompagner… À son regard, j’ai compris qu’elle ferait partie de la fête. Une anecdote qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de Audrey Estourgo. Il ne faut pas vivre avec des regrets. La réalisatrice et scénariste française m’a avoué que le sien était de n’avoir jamais vu jouer Zidane. La table est mise.

J’ai voulu en savoir plus sur le pourquoi du comment du film, la performance d’acting de Sandor Funtek et de Théo Christine, l’implication des deux rappeurs légendaires de Seine-St-Denis et leurs échanges avec les deux comédiens, la ressemblance entre l’histoire du film et celle qui s’est véritablement produite, la vision de la police sur ce long métrage, etc.

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Pour vous mettre dans le bain, le film débute lors de la création du groupe en 1988 et s’achève sur leur premier concert au Zénith de Paris en 1992. La démarche est simple : on ouvre le bal avec Bruno et Didier et lorsqu’on les quitte, ils sont Kool Shen et Joey Starr.

Peux-tu présenter « Suprêmes » en quelques mots ?

C’est un film sur les débuts d’un groupe de rap qui s’appelle Suprême NTM mais aussi sur la genèse d’un genre musical tout nouveau à l’époque : le rap et plus généralement le hip-hop. Mais c’est surtout un film pour parler d’aujourd’hui avec le prisme d’hier car les choses ne changent pas vraiment. Revenir sur quarante années d’abandon des jeunes de quartier par les politiques.

Comment est né le projet du film ?

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Le hip-hop est un des fondements majeurs de notre culture. Pourtant, il est toujours dénigré. En France, on ne va pas se mentir, le rap reste la musique des “racailles”. Une stigmatisation qui raconte énormément de choses sur l’état de notre société et je voulais partir de cette idée. Sauf que toutes les bonnes idées ne font pas de supers films… Puis, il y a environ 5 ans, je suis tombée sur la biographie de Joey Starr, Mauvaise réputation. Dans ce livre, il y a un chapitre qui correspond à la période de mon film, celle où le groupe narre comment ils en sont venus au rap et pourquoi. C’est à cet instant précis que j’ai réalisé que c’est eux qui me permettront de raconter ce qui brulait en moi. Leur trajectoire illustre ce moment charnière dans l’histoire de la France quand le pays découvre la jeunesse de banlieue. C’est une époque criblée d’émeutes dans tous les sens et où les politiques préfèrent dire que les quartiers brûlent car les jeunes écoutent Nique ta mère ! Comme s’il suffisait qu’ils écoutent du Mozart pour que tout aille mieux… Donc, au-delà du biopic pur et dur qui est de révéler le destin de deux gars, je pose aussi un regard sur notre société en y apportant un propos social et politique.

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Quelles étaient vos inspirations ou références pendant la phase d’idéation du film ? The Get Down, Straight Outta Compton, etc. ?

Il y a différentes façons de réaliser un biopic. Personnellement, je préfère quand il y a un axe et qu’on me raconte l’histoire de tel artiste pour une raison. Pas qu’on me présente sa vie entière car elle existe déjà sur Wikipédia. Donc rapidement l’axe politique s’est imposé me limitant à cette période (de 1988 à 1992) et définissant par la suite tous mes choix de scénarios. Je n’avais pas de références en tête, j’avais surtout l’ambition de superposer plusieurs couches : l’épopée musicale, le social et politique, l’intimité… En somme, beaucoup de choses à faire cohabiter. Un film comme Straight Outta Compton, bien qu’il ait un côté politique très prononcé par le biais du récit de NWA, présente une période plus vaste de l’histoire du hip hop et même de l’histoire du groupe.

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Comment s’est fait le travail d’écriture et quel rôle ont joué Joey Starr et Kool Shen ?

Avec ma co-scénariste – Marcia Romano – nous avions deux documents : le scénario et toutes les questions qu’on avait. À partir d’entretiens, j’ai écrit leur récit mais j’avais tout de même besoin de précisions, de comprendre certaines choses. En parallèle de l’écriture du film, nous avons eu plusieurs discussions avec Kool Shen et Joey Starr. D’un côté, ça me permettait de leur montrer ce que j’étais en train de faire et d’éclaircir certaines inconnues. Et de l’autre, ça leur offrait la vision du film qui était en train de se dessiner progressivement. J’ai tout de suite eu leur confiance. J’étais hyper transparente, il n’y avait pas de loup. Au fil de nos conversations, ils ont compris l’axe choisi et l’ont suivi à fond. C‘est hyper compliqué de raconter une histoire qui n’est pas la vôtre et de se l’approprier. Et c’est encore plus compliqué de se faire déposséder de sa propre histoire. On parle quand même de deux mecs dont la vie et la carrière ont été revisitées par une personne qui n’a vécu aucun de ces moments avec eux. Ce n’est pas comme si j’étais le meilleur pote de toujours qui a été là depuis le jour 1… Ils ont eu cette intelligence de trouver leur place et de réussir à me confier les clés du camion pour que le film puisse tenir debout et que ça ne vire pas au cauchemar.

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Comment se sont passées les sessions où les deux rappeurs ont échangé avec les deux comédiens ?

Le point de départ est le début de la toute dernière tournée de NTM. Kool Shen et Joey Starr ont fait une résidence à Bruxelles pendant trois jours au cours desquels on a pu être avec eux. C’était la première rencontre. Entre-temps, on avait commencé le processus de répétition qui a d’ailleurs duré un an. Et une fois qu’on s’est trouvé assez solide dans ce qu’on avait à proposer, on les a invités. Théo Christine et Sandor Funtek leur ont littéralement fait un concert. Puis rapidement, ils ont échangé et se sont mis à épouser leur homonyme. Les discussions entre eux se sont installées sur une base très fréquente. Sandor et Bruno (Kool Shen) s’appelaient beaucoup, notamment sur toutes les questions que se posait Sandor et pour lesquelles je n’avais pas les réponses. Idem pour l’autre duo ! Théo est un très bon vivant et sort beaucoup, tout comme Didier (Joey Starr). Théo l’a suivi et est devenu pote avec ses enfants et ses amis.

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Quels ont été les défis rencontrés par les deux protagonistes pour se glisser dans la peau des deux rappeurs ? Et comment ont-ils fait pour que leur voix et leur flow ressemblent autant à celles de Kool Shen et Joey Starr ?

Ils ont travaillé sur deux directions. L’une vocale avec les techniques de rap pour acquérir une langue musicale qui n’était pas la leur. Et l’autre plus danse à travers le langage corporel des années 90. Au début des répétitions, j’ai commencé par le dernier album de NTM car il y avaient des vidéos disponibles. Ils ont ainsi pu regarder plusieurs lives de Seine St Denis Style ou de Ma Benz. Ce sont les morceaux les plus simples car les bpm sont plus lents. Ensuite, nous sommes remontés jusqu’au premier album. Ils sont entrés progressivement dans leur personnage par mimétisme puis petit à petit, j’ai gommé, modifié jusqu’à ce qu’ils s’installent totalement dans la peau de Kool Shen et Joey Starr en oubliant le côté mime pour être davantage dans l’incarnation.

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La scène chez Polydor est révélatrice du côté control freak et rebelle du duo dans le bon sens du terme. Comment êtes-vous parvenu à rentrer dans leur intimité et donner au biopic cette teneur à la fois réaliste et romancée ?

90% des scènes ont réellement existé. Mais elles sont toutes mises en scène. C’est ici toute la différence. C’est de la réalité transformée parce qu’on fait une fiction. Une fiction intégralement nourrie de faits réels. Il n’y a pas de traits grossis. La vérité n’est pas embellie. Le scénario n’est pas conçu pour mettre NTM sur un piédestal. Il a pour but de raconter à hauteur d’hommes leur parcours en s’assurant de ne jamais les regarder comme les monuments qu’ils sont aujourd’hui.

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Le film nous permet de découvrir plusieurs personnes qui ont énormément compté dans la carrière de NTM, comme “Sourire” ou “Cheveux” notamment. Ce sont aussi des scènes coup de poing, comme celle au cours de leur première tournée où NTM se réconcilie avec un groupe punk prenant conscience qu’ils ont des combats et des valeurs communes. Un passage de main entre les deux genres musicaux ?

NTM étaient très punks à leurs débuts tant dans la manière de brailler que dans l’énergie. Ils ont cette urgence, ce désir d’éveiller et de réveiller les consciences que l’on retrouve dans le mouvement punk. Je ne pouvais pas faire référence à cette époque sans parler de cette anecdote. Dans la chronologie musicale, l’émergence du rap en France sonne la fin de l’émergence du punk bien que l’un n’a pas tué l’autre. En refusant les codes imposés par l’industrie, le punk s’est auto-flingué en restant fidèle à sa philosophie, chose que n’a pas faite le hip-hop !

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En dessinant la naissance du groupe NTM, on assiste à l’émergence du rap en France et d’une jeunesse issue des quartiers éminemment créative…

L’art leur a donné une porte de sortie incroyable. On oublie trop souvent que le rap est une pratique artistique. Quand on grandit en banlieue, on n’a pas un milliard d’issues. Il y a les études mais il faut avoir les moyens logistiques et financiers. Il y a le sport dont le foot qui est très dénigré et c’est dommage car je trouve ça chan-mé. Et enfin, il y a le rap, ce flow de mots qui nourrit l’espoir. Je trouve ça prodigieux !

Comment NTM a réussi à changer le cours des choses comparativement aux autres groupes de cette époque ?

NTM a emmené la banlieue chez les riches. Ils sont parvenus à faire péter un plafond de verre énorme avec leur musique.

La police a une place omniprésente dans le film, avez-vous pu discuter avec des agents qui étaient en fonction au tournant des années 80-90 ?

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J’ai parlé avec un policier en exercice aujourd’hui et là où je suis plutôt contente c’est que le film n’a pas été perçu comme une charge contre eux. Le message est clair, la police est au service de l’État et les ordres viennent des étages supérieurs. Tout comme la jeunesse de banlieue, les flics ont été abandonnés à leur sort. Le problème se situe clairement plus haut. En tout cas, jusqu’à présent, il n’y a pas un agent qui me soit tombé dessus.

Enfin, quel est votre premier souvenir du groupe NTM ?

J’ai 12 ans, je suis en colonie de vacances et les plus grands écoutent Passe passe le oinj. C’est la première fois que j’entends NTM. Instantanément, ça m’éclate beaucoup car ça me fait bizarre d’entendre parler ma langue de banlieue sur un disque. Je me souviens m’être dit avec beaucoup de joie : « Ah ouais, c’est possible !! ».

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