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Stromae : et si son « Enfer » sauvait des vies ?

Le fond > la forme.

Par
Daisy Le Corre
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Dimanche soir, la tête en vrac et l’esprit patraque, je scrolle machinalement sur les réseaux sociaux quand Stromae apparait dans ma timeline. Je n’aperçois d’abord que sa tête en petite vignette. À première vue, j’ai l’impression qu’il a sorti un nouveau clip avec pour décor, un plateau de journal télévisé. Why not. Et puis je clique, et puis je comprends. Il a osé.

Quoi ? Ce qu’on croyait impossible pour les uns, ce qu’on considère comme inadmissible pour les snobs autres.

Oui, ce 9 janvier 2022, sur TF1 en plein journal télévisé, Stromae s’est mis à poil. Pire que ça, il nous a mis le nez dans ses démons intérieurs. Ça pue la mort. Il ne nous a pas demandé notre avis. Il nous a pris de court en répondant en chanson à une simple question d’Anne-Claire Coudray sur la manière dont il a géré sa dépression : « Est-ce que la musique vous a aidé à vous en libérer ? » Et là… la magie opère, la mise en scène est parfaite.

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Il a lâché le morceau : Stromae, comme des milliers/millions/milliards de personnes à travers le monde avec ou sans pandémie, a parfois eu des pensées suicidaires. Il le chante haut et fort en fin de JT, il avoue que ces pensées lui ont fait vivre un enfer. « J’ai parfois eu des pensées suicidaires. Et j’en suis peu fier. On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire. Ces pensées qui nous font vivre un enfer ».

Mais au pays des Lumières, on ne révolutionne pas les moeurs comme ça. On ne mélange pas les torchons avec les serviettes ni le journalisme avec la communication. Et puis quoi encore. *Pfffffff-soupirs-fatigue*

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« Nous ne sommes pas devant « les Parapluies de Cherbourg » ! Nous sommes censés assister au 20-heures de TF1, présenté par une consœur dotée d’une carte de presse***. […] Soudain, tout est embrouillé. Il n’existe plus de distinction entre l’espace d’information, soumis à cette vieille chose tenace qu’on nomme la déontologie journalistique, et l’espace du clip. Plus de différence entre l’éthique pointilleuse, et le déroulement du spectacle. Plus de séparation entre le regard nécessairement distancié, et les impératifs du show-business », peut-on lire sur L’Obs.

Sur Libé, même refrain fatigant : « Pour ce qui concerne la rédaction du journal du soir de TF1, en revanche, on s’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à passer cette ligne rouge et à accepter le détournement de son sommaire au profit d’une opération marketing instrumentalisant ouvertement l’émission, altérant par là jusqu’à l’essence éditoriale de son programme et le sens profond de ses images. Bien entendu, les manigances promotionnelles dans les programmes d’information ne sont pas nouvelles ; depuis l’expansion irrésistible de l’infotainment jusqu’aux contenus publirédactionnels à peine cachés de sites comme Konbini, le public est soumis en permanence à des formats éditoriaux toujours plus flous, qui n’ont que très indirectement à voir avec du journalisme. »

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Du côté de la rédaction d’URBANIA, à Montréal, les avis sont partagés entre « malaise » et « coup de génie », les coeurs balancent. Notre collègue Laïma estime quant à elle que c’est du “grand Stromae”. « Pour qu’un stunt soit réussi, il faut justement bousculer les codes, donc ça ne me choque pas du tout qu’il prenne d’assaut une institution comme le 20h. Et la réaction des médias français ne m’étonne pas non plus : dès qu’on s’attaque à une institution, ça dérange. Plus qu’au Québec en tout cas. »

De mon côté, n’en déplaise à ma sacro-sainte déontologie journalistique, une seule pensée m’obsède (je suis peut-être naïve, trop humaine ou hypersensible, qui sait) : et si le « stunt » (comme disent mes collègues québécois) de Stromae venait de sauver des vies ? Ce n’est quand même pas n’importe quel message que le maestro a envoyé ce soir-là. On parle du suicide, du vrai – pas du “suicide journalistique” évoqué dans le torchon cité plus haut.

Ce titre en plein JT c’est un cri du coeur et une main tendue à celles et ceux qui, peut-être jusqu’ici, se croyaient seul.es au monde avec leurs idées noires. Et quoi de mieux que le JT pour mettre les pieds dans le plat et envoyer un signal à plus de 7 millions de téléspectateurs ? Où est le mal ? Je n’y vois qu’un magistral et vital coup de promo qui sert une bonne cause. Pour une fois.

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Ironie du sort, à l’heure où j’écris ces lignes, la newsletter de Libé vient d’arriver dans ma boîte mail. En objet et en Une : Gestes suicidaires : hausse alarmante chez les adolescentes. No comment.

Stromae connait l’impact qu’il peut avoir sur des personnes qui s’identifieraient à son discours, à ses paroles. Tout comme ces personnalités qui, un beau jour, décident d’assumer ouvertement leur homosexualité, ou leur allergie au gluten. Aider son prochain en lui disant qu’on lui ressemble, c’est salvateur. Ça garde en vie.

Je ne suis pas sûre que TF1 aurait donné son accord s’il avait été question de faire le même « coup » avec Philippe Katerine pour son titre « Je vous emmerde » (c’était peut-être lui dans l’oreillette de Macron la semaine dernière, tiens) ou « La banane », entre autres titres existentiels. Mais je me trompe peut-être.

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Dans « L’Enfer » de Stromae, il est bien question d’idées suicidaires et de tous ces démons dont l’humain ne sait que faire, mais qui nous hantent au quotidien. Impossible d’écouter les paroles sans penser à ses propres démons ou à ceux de ses proches. La dépression, la pulsion de mort font partie de la vie. C’est un fait, il est temps d’en parler et de s’entraider quand c’est encore possible.

« Devant ce JT, on s’est tous et toutes approchés et on a regardé. Stromae chante que, ses pensées « sioucidaires », il n’en est pas fier. Et bien sûr il est honnête. Sauf que, par le miracle de sa vérité et de son immense talent, il fait que nous n’aurons plus jamais honte des nôtres », écrit Sophie Fontanel sur Rue89. Et elle a raison. « J’suis pas tout seul à être tout seul. Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête », comme le chante le maestro. Chapeau, l’artiste.

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***NDLR tout comme l’habit ne fait pas le moine, la carte de presse ne fait pas le/la journaliste. Encore heureux.

> Si vous avez des idées suicidaires, appelez le 3114, numéro national de prévention du suicide. C’est gratuit, confidentiel et accessible 24h/24. Vous pouvez aussi composer le 15 ou une ligne d’écoute comme Suicide écoute (01 45 39 40 00) ou SOS amitié (09 72 39 40 50). Ne restez pas seul.es. Vous n’êtes pas seul.es.