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Stop au vin mauvais : du raisin et basta !

Pour en finir avec la piquette.

Par
Adéola Desnoyers
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En France, on produit du vin et on en boit. Il n’est pas rare d’entendre dire – à la télé, à table, au bistrot – que le Français avec un grand F a « l’amour des bonnes choses », que le vin est moins une boisson alcoolisée qu’une « culture », un incontournable de « l’identité nationale » protégé par les traditions et le savoir-faire de nos terroirs. Dans les Leclerc, Auchan, Monoprix et Nicolas de l’hexagone, les rayons offrent aux chalands une myriade de bouteilles et chaque soir, des quilles sont débouchées sans que celles et ceux qui les dégustent ne s’intéressent véritablement à leur contenu et leurs conditions de production. Beaujolais, Crémant, Saint-Émilion, Médoc, Mâcon, Champagne… Qu’importe l’étiquette, pourvu qu’on ait l’ivresse.

Et même dans les maisons où l’on se targue de manger bio, d’acheter local et de sourcer les produits qui finissent dans l’assiette, on a vite fait d’oublier de lire l’étiquette de la bouteille de Chablis qui traîne sur le comptoir de la cuisine. Si l’on s’y attardait, on n’y trouverait sans doute pas grand-chose : une indication géographique, un taux d’alcool, un volume, une mention « mis en bouteille par » et une autre sur la présence de sulfites, pour les allergiques. Pourtant, d’après un sondage Ifop réalisé en 2019, 86 % des personnes interrogées exprimaient que le vin était « une composante de l’art de vivre à la française auquel elles sont très attachées. » Mais pas assez pour être cohérents dans leur mode de consommation. Traquer le pesticide dans la salade oui, mais dans le raisin non.

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Gélatine, fongicides et colle de poisson

À cinq euros au Franprix du coin, il faut dire que la bouteille de côtes du Rhône s’affiche à un prix imbattable. Pour le consommateur lambda – celui que nous sommes pratiquement tous – le choix est souvent vite fait, mais la gueule de bois assurée. Parfois, la main se décide à empoigner une boutanche estampillée « agriculture écologique » pour se donner bonne conscience. Les plus téméraires iront jusqu’à pousser la porte d’un caviste, certains avec assurance, d’autres avec l’impression vague et confuse de n’être qu’un imposteur.

En moyenne, en 2016, chaque Français adulte avait absorbé 51 litres de vin au cours de l’année, la majorité sans connaître la véritable composition de ce qui se trouvait au fond de leur verre. Car la production de vin en France n’échappe pas aux méthodes industrielles, même dans les vignobles les plus prestigieux : comment produire 4,2 milliards de litres par an et détenir 17 % du marché mondial sans l’habituel lot de produits phytosanitaires ? Pesticides, fongicides, herbicides sont répandus sur plus de 90 % du vignoble français. C’est sans compter l’ajout d’intrants au cours de la vinification, des additifs non naturels utilisés pour stabiliser et calibrer les vins : acide citrique, colle de poisson, gélatine, sulfite d’ammonium… Choisissez votre poison : plus de 300 sont autorisés rien qu’au niveau de la production française. À voir la quantité de produits admis dans une bouteille conventionnelle, on comprendra pourquoi le vin est le seul aliment en France – car il est considéré comme tel – à ne pas voir apposé sur l’étiquette sa composition exacte. Il n’y aurait pas la place et le consommateur mieux informé risquerait d’être fortement rebuté.

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Mais les défenseurs du vin conventionnel vous le garantiront : impossible de réaliser un bon jus sans ces additifs, car il se transformerait irrémédiablement en vinaigre. Vraiment ? La filière bio a pourtant déjà commencé à s’affranchir d’un certain nombre de ces produits aussi néfastes pour l’environnement que pour les clients. Un effort louable mais qui cache occasionnellement une motivation purement marketing, puisque le cahier des charges autorise encore une trentaine d’intrants (qui jouent sur la couleur ou la consistance) et la production à grande échelle, pas toujours compatible avec le respect de la nature et des hommes.

Serions-nous donc condamnés à boire des vins industrialisés à chaque apéro ? Peut-être pas… La solution semble se trouver du côté d’une bande d’irréductibles vignerons, ambassadeurs de jus mystérieux et marginaux, exempts de toute chimie de synthèse. Vins sains, naturels, vivants. Appelez-les comme vous voudrez, le mieux est encore de les essayer.

Pur jus

Moins de 2 %. C’est la part de marché représentée par ces farfelus du carafon que l’agriculture conventionnelle observe souvent d’un mauvais œil. Dans leurs bouteilles, des raisins bio, récoltés manuellement, sans sucre ajouté, sans pasteurisation, avec pas ou peu d’ajout de sulfites et une philosophie commune : avoir le moins d’impact possible sur les sols, les vignes et les raisins, pour donner naissance à des jus purs et favoriser la biodiversité. D’après Fleur Godart – distributrice de vins nature et auteure de deux ouvrages de référence en la matière – ces vins sont par essence de véritables produits artisanaux. « Une fois qu’on a un raisin parfaitement sain et équilibré qui a les ressources pour être transformé en vin, il s’agit de l’accompagner en intervenant le moins possible. Cette manière de faire s’inscrit dans une contre-culture, puisque le mouvement s’oppose à l’industrialisation et à l’esthétique lisse que propose l’agriculture conventionnelle. »

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Les jajas sont parfois perchés pour les palais non habitués. Pétillant, perlant, puant, trouble, orange, le vin nature impose souvent une intensité aromatique qui se fait plutôt rare dans la production conventionnelle. « Ce mouvement replace l’humain au centre de l’échange et des transactions : d’où l’utilité de s’en remettre au caviste, à qui on va expliquer nos goûts et faire confiance », explique la jeune militante. « C’est la possibilité d’avoir une connexion plus directe avec les vigneronnes et vignerons qui sont derrière ces bouteilles. »

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Charlie Ragot a ouvert les portes de sa cave en 2019. Dans le petit local de Koikonboi — situé dans le 18e arrondissement de Paris – les quilles proposées à la vente sont exclusivement issues de vignobles qui partagent cette philosophie. « Ce qui m’importe, c’est de savoir comment les vignerons bossent et je ne peux m’en rendre compte qu’à partir du moment où je passe du temps avec eux et que je crée de véritables affinités. C’est la raison qui me fait vendre des vins propres et vivants », affirme l’ancien étudiant en informatique, passé par les petits boulots avant de vivre de sa véritable passion.

Sa sélection s’affranchie des appellations et des frontières pour se concentrer sur des jus sincères et surprenants. Ici, une cuvée venant d’Allemagne qui déboussole les papilles, là-bas des vins jaunes du Jura à la subtilité émouvante. Souvent qualifié de branchouille, le vin nature s’est évidemment installé dans les grandes villes, à la carte des restaurants en vogue. Mais il serait injuste de le cantonner à un simple effet de mode. « On est encore minoritaires sur le marché. Et c’est à double tranchant : il y a de plus en plus de monde qui s’intéresse à ces vins-là, en revanche ceux qui y sont réticents sont de plus en plus violents dans la critique. Pour eux, c’est du vin de bobos-gauchos parisiens. Le milieu du vin c’est un petit monde et parfois on n’arrive pas à échanger avec le camp d’en face », constate le caviste.

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Le naturel est devenu un argument de vente auprès des amateurs de vin et il n’existe pas encore de définition strictes reconnaît Fleur Godart. « Bien sûr que c’est devenu du marketing pour certains, mais il y a aussi véritablement des gens qui veulent sortir de leur zone de confort et qui se rendent compte que le mode de production dominant n’a plus de sens. Boire des vins vivants, c’est aussi une réflexion de fond sur le monde auquel on a envie de contribuer. » Choisir où l’on achète son pinard et à qui est également devenu un acte militant.

Once you go nat’…

Les buveurs de vins nature sont unanimes sur la question : difficile de revenir en arrière une fois que l’on a été initié et ce, malgré les prix plus élevés et les quelques inévitables mauvaises surprises. Finie aussi l’idée qu’il faut être un fin connaisseur pour être capable de choisir le vin qui trônera sur la table, entre le fromage et la salade. Pour Fleur Godart, cette barrière doit être franchie. « C’est vrai que c’est un domaine de connaisseurs et on pense souvent que ça appartient aux hommes, aux vieux. Si on n’a pas la légitimité académique d’un sommelier ou d’un œnologue, on pense ne pas avoir voix au chapitre : c’est faux. »

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De la même manière que l’on franchit le pas du bien manger, on franchit celui du bien boire sans se retourner. Charlie Rigot s’en amuse : « Ce que j’ai goûté de meilleur, c’est dans les vins nature, ce que j’ai gouté de pire aussi ! Mais c’est impossible de revenir sur des bouteilles qui proviennent de sols morts après avoir bu des vins vivants ».

Le glissement se fait même sans que l’on s’en aperçoive : bientôt, le rayon du supermarché n’attire plus l’œil et l’on peine même à s’y rendre, préférant garder nos sous pour un vigneron, pour une patte ou une interprétation plutôt que pour une étiquette. « Ensuite, on s’attaque au café, à la bière, au pain et à tout ce qu’on ingère. Et si possible, on applique aussi cette philosophie aux humains et aux relations », prophétise Fleur.

Pour aller plus loin…

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-Punkovino, série en 10 épisodes disponible sur Arte et Youtube, de Tina Meyer et Yoann Le Gruiec