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Sondeurs dans les choux et wishful thinking

Pourquoi les prévisions étaient encore une fois à côté de la plaque?

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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On a l’impression de rejouer dans le même film.

Un film qu’on a trouvé moyennement bon en plus, comme Bohemian Rhapsody. Pire même, genre Les trois petits cochons 2.

Comme en 2016, les sondages et les experts accordaient une victoire assez confortable aux démocrates. Mais rien ne s’est déroulé comme prévu.

On a donc essayé de comprendre pourquoi nos prévisions étaient aussi fiables que celles de Mme Irma au sujet de la COVID-19.

Pour Claire Durand, professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal et spécialiste de l’analyse de sondages (difficile de trouver plus fiable sur le sujet là), le noeud du problème concerne les sondages sur le web, qui représentent près de 80% des coups de sonde effectués aux États-Unis en marge des présentes élections. Les sondages web ont fait leurs preuves ailleurs dans le monde, entre autres en Grande-Bretagne, mais « aux États-Unis, c’est sky is the limit, une vingtaine de sondeurs sont apparus récemment, certains avec seulement 700 répondants » nuance la spécialiste.

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Elle ajoute que des efforts sont à faire en ce qui a trait à l’échantillonnage. « Les sondeurs web doivent améliorer leur méthodologie, ils essayent d’ailleurs », constate Mme Durand, qui ne croit pas la théorie selon laquelle plusieurs républicains timides – les shy voters – n’osent pas exprimer leur point de vue dans les sondages, ce qui accentue l’effet surprise le jour du scrutin. « Avec des sondages téléphoniques peut-être, mais pourquoi on serait gêné d’affirmer ses positions dans un court questionnaire en ligne? » demande-t-elle, sans attendre la réponse.

Les sondeurs «partiaux» ont été à nouveau davantage dans le mille, même si c’était moins flagrant.

Claire Durand note au passage que les sondeurs « partiaux » ont été à nouveau davantage dans le mille, même si c’était moins flagrant qu’en 2016. Elle cite la firme Trafalgar (ouvertement républicaine), la seule à avoir prédit une défaite de Clinton en 2016 et une lutte serrée comme on l’observe présentement entre Biden et Trump.

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Si un examen de conscience s’avère nécessaire dans le monde du sondage, pas question toutefois de s’en passer ou de revenir aux appels téléphoniques, assure Mme Durand. « Ça demeure le seul instrument scientifique fiable, contrairement aux réseaux sociaux. À peine 12% de la population est sur Twitter, c’est donc peu représentatif », illustre la professeure.

le dos large des sondages

Comme la météo, les sondages ont le dos large croit de son côté le président de la firme CROP, dans le paysage médiatique depuis 50 ans. « Je pense sincèrement que les attentes de la communauté qui s’intéresse aux sondages sont démesurées par rapport à ce qu’on peut faire en 2020 », souligne Alain Giguère, en poste depuis 1987, qui a vu son métier se transformer au fil du temps. « On vit à une époque où les méthodes de recherche ne sont plus aussi précises », estime le vétéran sondeur, d’avis que son travail était plus précis dans le bon vieux temps. Un rare exemple où les technologies n’ont pas contribué à améliorer les choses même. « Autrefois on fonctionnait avec des bottins téléphoniques pour tirer des échantillonnages. Les gens répondaient au téléphone et j’avais des taux de réponse de 80% », raconte-t-il.

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M. Giguère estime que la rigueur d’antan est plus difficile à observer avec les panels souvent utilisés aujourd’hui par des formations politiques pour tenter de refléter les intentions de vote. « Aux États-Unis, bon an mal an, le taux de participation est d’à peu près 50%. Les gens à qui on parle disent qu’ils vont voter, mais ne le font pas », explique le sondeur, ajoutant que plus le pays est divisé, plus l’indécision grimpe.

Bref, les sondeurs ont souvent la vie dure et ne méritent pas toutes les tomates reçues, affirme M. Giguère, soulignant qu’on parle souvent d’écart de 5-6 points avec les prévisions, pas 15-20 points. « Ça demeure pas si loin, donc on parle plus d’imprécisions. On ne peut pas dire simplement qu’ils se sont trompés », estime Alain Giguère, qui reconnaît évidemment certaines limites aux sondages.

Un peu de Wishful thinking dans tout ça?

La nuit a été courte pour le journaliste Alain Saulnier, qui s’est couché aux petites heures de cette soirée électorale sans fin, qui se poursuit d’ailleurs au moment d’écrire ces lignes.

La veille, le professeur en journalisme posait une question sur sa page Facebook. « Nos médias ont-ils sombré dans le “wishful thinking” en espérant la victoire de Biden et la défaite de Trump? »

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Une question légitime en effet, car au-delà des sondages, les médias ont-ils aussi un travail d’introspection à faire pour expliquer pourquoi ils sont autant à côté de la plaque depuis deux élections américaines.

Je pense qu’on a été aveuglé par les résultats des sondeurs.

Alain Saulnier estime qu’on s’est peut-être laissé endormir trop facilement par les sondages. « À la fin de la campagne, pendant une dizaine de jours, Trump avait des allures de rock star et prenait part à de gros rassemblements. C’est quelque chose qu’on n’a pas vraiment saisi. Je pense qu’on a été aveuglé par les résultats des sondeurs », analyse l’ancien directeur de l’information de Radio-Canada.

Il admet toutefois que la pandémie ajoute probablement une couche d’incertitude supplémentaire dans le jeu déjà hasardeux des pronostics.

Malgré tout, le clivage entre les sondages des médias concentrés dans les grands centres urbains et les résultats réels porte à ce qu’on pose certaines questions, réitère M. Saulnier, ajoutant que d’avoir un pouls précis des intentions de vote à l’ère des réseaux sociaux est un exercice complexe. « Ça traduit une réalité qui nous échappe et échappe aux grands médias », explique-t-il, citant une entrevue publiée il y a quelques jours, dans laquelle un ancien analyse de la CIA affirmait que l’écosystème traditionnel de l’information était simplement un produit de l’ère industrielle, alors que l’ère numérique entraine de profondes mutations.

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Alain Saulnier ajoute que les journalistes ne vont jamais suffisamment sur le terrain pour obtenir un portrait plus clair et réduire le fossé entre les médias et le proverbial vrai monde. « On sous-estime le fait que les gens se sentant sur la voie d’évitement, en dehors des grands centres, ont finalement leur mot à dire », résume-t-il.

En attendant, rien n’est encore joué. Joe Biden vient de remporter le Wisconsin et Trump demande un recomptage.

À ce stade-ci, aucun sondage ne viendra à notre rescousse. Ne reste plus qu’à prendre notre mal en patience.