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Gaslighting, love-bombing, trauma-dumping… Ces derniers temps, les termes à caractère psychologisant sont partout dans nos conversations. S’ils peuvent nous aider à faire face à de véritables violences, leur utilisation excessive peut aussi avoir l’effet inverse.
L’ère du therapy talk
Des influenceurs-psy sur Tiktok aux ouvrages de développement personnel, aujourd’hui, impossible d’échapper au discours sur notre santé mentale – d’autant plus que, selon les chiffres de Doctolib, nous sommes de plus en plus nombreux.euses à aller chez le psy, selon les chiffres 2021 de Doctolib. Une étude américaine notait qu’entre 2016 et 2021, l’usage du champ lexical de la santé mentale avait ainsi augmenté de 140%, tous supports médiatiques confondus. Bien malgré nous, nous sommes entré.e.s dans l’ère du therapy talk, ou “langage de thérapie” : nous utilisons tous.tes de plus en plus de termes issus de la psychologie dans notre vie quotidienne.
Le therapy talk brasse à la fois des concepts issus de la doctrine freudienne, comme le trauma, et des notions plus récentes, comme le gaslighting ou le trauma-dumping, des notions qui ont émergé ces dernières années en partie grâce à Internet ou à la pop culture. “C’est une nouvelle manière de nommer” note la linguiste Noémie Marignier, qui s’intéresse aux discours militants et à la construction des identités. “On bricole des outils et ils sont plus ou moins adéquats.” L’approximation de ces néo-termes, néanmoins, pousse parfois les professionnels de la santé mentale à nous mettre en garde. “Ces termes ont leur importance : ils permettent de se prémunir contre des violences qui ont longtemps été banalisées” analyse Juliette*, psychologue. “Néanmoins, utiliser autant de termes psychopathologiques rend la part humaine de nos interactions difficiles à concevoir : cela voudrait dire que nous sommes entouré.e.s de personnes perverses et toxiques, ce qui n’est pas forcément le cas”.
Ami.e.s ou RH ?
Cette déconnexion avec l’humain a souvent été reprochée au therapy talk, dont l’utilisation parfois abusive menace aussi de transformer nos échanges en entretien RH, comme le prouve le bad buzz de Melissa A. Fabello, une chercheuse spécialisée en “coaching relationnel politisé”. En 2019, cette dernière partage sur son compte X un modèle de SMS pour nous aider à expliquer à nos proches que nous ne pouvons pas les réconforter : “Hey ! Je suis contente que tu m’aies contacté.e. En réalité, je suis à mon maximum/j’aide quelqu’un qui traverse une crise/je m’occupe de problèmes personnels en ce moment, et je ne pense pas pouvoir t’offrir d’espace approprié” écrit-elle. “Pourrait-on plutôt échanger à [insérer date ultérieure]/y’a-t-il quelqu’un d’autre vers qui tu peux te tourner ?”. “Est-ce que tu parles à un.e amie ou est-ce que tu réponds à un client insatisfait ?” rétorquait une internaute.
Dans cet usage managérial du therapy talk, on retrouve les travers du développement personnel contemporain, aujourd’hui largement dominé par l’idéologie individualiste néolibérale, rappelle Thierry Jobard, auteur de Contre le développement personnel. “On ne reconnaît de valeur qu’à sa propre expérience”, explique-t-il. “L’autre n’est postulé que de façon secondaire. Tous ceux qui ne conviennent pas à ma vision des choses vont être écartés.”. L’affirmation de soi, lorsque mal encadrée, peut alors rapidement se transformer en égoïsme décomplexé, et les outils du therapy talk, eux aussi très centrés sur le “moi”, être mobilisés pour pathologiser notre inconfort et imposer nos désirs aux autres, sous couvert de santé mentale. “On va fournir tout un lexique pour donner une objectivité et une autorité à quelque chose qui n’en a pas” résume Thierry Jobard.
Quand le therapy talk légitime la violence
L’usage abusif de ce nouveau langage, loin d’être anodin, peut aussi aboutir à des situations de violences préoccupantes. En 2023, suite à leur rupture, Sarah Brady, l’ex-compagne de l’acteur Jonah Hill, dévoilait en ligne un message dans lequel Hill lui précisait ses “limites dans une relation romantique”, qui incluaient l’interdiction pour sa partenaire de poster des photos d’elle en maillot de bain et de travailler ou d’être amie avec des hommes. Sa réappropriation de la notion de limite pour exercer une forme de chantage affectif poussait le média Vice à qualifier Jonah Hill d’“homme sur-thérapisé (sic)” ayant “appris à transformer ce type langage psychologique en arme pour servir ses propres desseins”.
Ainsi, lorsque mobilisés par des personnes en situation de domination (économique, sociale ou émotionnelle), les concepts du therapy talk peuvent être vidés de leur sens et devenir des outils de contrôle et de persécution.“Ces termes sont facilement récupérables, et peuvent empêcher une lecture en termes de rapports d’exploitation ou d’inégalités” note Noémie Marignier, qui décrit le therapy talk comme “un espace de repolitisation et de dépolitisation à la fois, à double tranchant”. Le terme “victime”, que des mouvements de justice sociale comme #MeToo ou #BlackLivesMatter ont contribué à repopulariser et que le therapy talk utilise beaucoup, illustre bien ce paradoxe. On se souvient par exemple de la défense de l’acteur Johnny Depp face aux accusations de violences conjugales de son ex-femme Amber Heard : malgré les preuves accablantes de sa culpabilité, le comédien avait réussi à inverser les rôles – et à gagner son procès- en se réappropriant entre autres un lexique et une posture victimaires.
Pas une excuse
Les dérives du therapy talk nous rappellent que, si le langage est important, il ne doit pas devenir notre seule grille de lecture pour appréhender la réalité. “Dans les milieux militants, il y a cette croyance en l’idée que le langage est très agissant. Cela voudrait dire que l’on maîtrise tout ce que l’on dit, alors que c’est pas tout à fait le cas” précise Noémie Marignier. Juliette*, elle, souligne l’importance de la nuance. “Il faudrait arriver à une forme de gradation, qui nous amène à prendre un peu de recul, pour que tout ne soit pas tout blanc ou tout noir” conclut-elle.
Parce que le therapy talk ancre nos interactions dans le champ de la violence et ouvre la porte à des mesures punitives, comme le ghosting, l’exclusion ou les représailles, la militante Sarah Schulman, autrice de l’ouvrage Le Conflit n’est pas une agression, nous rappelle qu’il en va de notre responsabilité de faire la différence entre une contrariété et un véritable abus. “Il n’est jamais agréable d’être en conflit” écrit-elle. “Mais (…) quand une personne est fâchée, contrariée ou bouleversée, cela ne veut pas forcément dire qu’elle a été agressée par quelqu’un.” Elle nous encourage à ne pas avoir peur du dialogue et de la contradiction, essentielle dans notre rapport à nous-mêmes et aux autres. “Prendre part à un conflit, cela signifie occuper une position de responsabilité -et cela peut aussi représenter une chance” écrit-elle. Chance de de comprendre, d’avancer et peut-être même de réparer : c’est aussi ça, la thérapie, non ?
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