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Sok Visal, pionnier du hip-hop cambodgien
Il est le créateur du label KlapYaHandz mais aussi producteur et cinéaste.
Paris, la Galerie VII, février 2020. Sok Visal, tout juste arrivé de Phnom Penh, découvre avec stupéfaction une queue immense pour le premier concert de son label en France. « Des amis français m’avaient dit que nos chansons tournaient un peu ici, mais je n’imaginais pas qu’on aurait autant de monde ». Près de 500 fans sont venus applaudir les derniers tubes de Vuthea, Sreyleak et Ago, les trois artistes qui ont fait le voyage avec lui. Une consécration pour celui qui, depuis 20 ans, œuvre pour imposer un nouveau son cambodgien.
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Né en 1971 au Cambodge, Sok Visal a fui le pays avec sa famille peu avant l’arrivée des Khmers Rouge, pour se réfugier en France. Adolescent en région parisienne, il galère un peu à l’école, baigne dans la culture hip hop qui en est à ses balbutiements, fait beaucoup de graph sous le blaze « KREEM » des CIA (Criminalz In Action). Mais à 20 ans, il ne se voit pas rester toute sa vie dans son job d’agent de sécurité. Alors après un détour de deux ans aux Etats-Unis, il prend un billet simple pour retrouver ses parents installés à Phnom Penh, sans trop imaginer le destin qui l’attend.
Au Cambodge, tout à reconstruire
On est en 1993, et le Cambodge se remet à peine de la guerre civile qui a décimé 2 millions de civils entre 1975 et 1979. Niveau musique, c’est le néant. Les Khmers Rouge ont tué tous les artistes. On se contente de karaokés et de reprises de tubes chinois, thaïlandais, anglophones ou indonésiens. Idem pour le cinéma : les bobines des films classiques ont été détruites et les moyens manquent pour produire de nouveaux projets de qualité. Bref, la culture cambodgienne reste à reconstruire.
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Dès son arrivée, Visal se sent à l’aise dans ce pays où tout semble possible. Ici, on lui fait confiance, et les opportunités se multiplient. Débrouillard et touche à tout, il roule sa bosse dans de nombreux jobs, notamment dans la pub et l’événementiel. En 2000, il achète son premier ordinateur et tombe par hasard sur un logiciel de samples. Une révélation. Il s’amuse à sampler de vieilles chansons Khmères des années 60 qu’il mélange à des beats modernes. « Je me plongeais dans des vieux enregistrements de chansons populaires, de l’époque où la scène musicale cambodgienne était incroyablement dynamique, tout en faisant du hip-hop, ma musique de cœur ».
Avec un collègue et ami, Aping, il sort un premier album en 2001, puis un second en 2002. Son rap est un son nouveau pour le pays, assez éloigné des chansons d’amour qui sont diffusées en boucle. Quelques seniors crient même au blasphème – on a osé toucher aux grands classiques de leur jeunesse ! Les radios et les télés ne passent pas ses titres mais le disque génère un bouche-à-oreille positif. « On avait passé les masters à quelques vendeurs du Russian Market, qui se chargeaient de le copier en CD ou en MP3. Du coup on n’a aucune idée du nombre d’exemplaires vendus. Mais les retours étaient enthousiastes. » Ce succès d’estime le motive à créer son propre label, KlapYaHandz, en 2005.
Tradition et modernité
Pendant plusieurs années, Sok Visal se donne à fond pour ce label. Il approche des artistes, forme des beatmakers, enregistres des sons, réalise lui-même les clips, profite de l’arrivée des réseaux sociaux pour diffuser ses chansons.
L’ADN de KlapYaHandz : permettre à la jeune génération de redécouvrir les chansons khmères du passé, tout en proposant un son hip-hop et RnB, porté par de jeunes artistes. Un savant mixe entre tradition et modernité. Cette double influence imprègne toute la production de KlapYaHandz. Il suffit d’ailleurs de demander à Vuthea, la nouvelle star du label, de citer ses deux idoles : Sinn Sisamouth, le « roi de la chanson Khmère des années 60 et 70 », disparu sous le régime des Khmers Rouges, et Michael Jackson.
Pour Sok Visal, l’un de ses challenges en tant que producteur est de pousser les artistes à se dépasser. « Au début, leurs paroles tournaient un peu toujours autour des mêmes sujets. Les filles, la glande, les filles. Il a fallu les convaincre d’y ajouter plus de sens, de muscler leurs textes ». Avec une limite, bien sûr : on évite de parler politique car la censure est ici très stricte.
En parallèle, Visal se lance dans sa seconde passion : le cinéma. Avec sa boîte de production 802AD Films, il réalise deux longs métrages qui remportent un joli succès, notamment grâce à des BO produites par ses soins.
Le problème, c’est que le marché cambodgien, pour la musique comme pour le cinéma, est très limité. Une population encore très pauvre, beaucoup de piratage, aucune notion de copyright, peu de salles de cinéma ou de concert… Malgré tous ses efforts et son succès croissant, en 2016, ses deux boites font faillites. Grosse remise en question.
Des rêves, mais pas de business plan
Alors qu’il est en plein doute, il se remémore un souvenir fondateur. Un concert mythique de 2008 où, au stade Olympique de Phnom Penh, 100,000 spectateurs étaient venus applaudir ses artistes.
Des flashs plein les yeux, il reprend alors une dose d’énergie et part à la recherche d’investisseurs. « Je ne suis pas un businessman, je suis un artiste. Ce que je fais le mieux, c’est produire, pas gérer une entreprise ». Il relance ses deux activités, film et musique, convaincu désormais qu’il lui faut mieux s’entourer, déléguer au maximum le côté business pour se concentrer sur l’artistique..
Plus qu’une entreprise, KlapYaHandz, c’est une famille dont Sok Visal est la figure centrale – même si ce grand introverti se sent plus à l’aise dans l’ombre et les coulisses. Son fils Kenny Chase compose régulièrement des chansons. Dj Chee, jeune beatmaker, est un cousin éloigné. « À l’âge de 14 ans, il venait tous les jours au studio pour nous observer, puis pour apprendre à mixer. Cinq ans plus tard il est devenu complètement autonome. Aujourd’hui il produit 70% des chansons du label ».
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Plusieurs artistes habitent même dans le studio. Parmi eux, Vuthea, encore lui, qui a débarqué de sa campagne il y a quatre ans. « Il était fan d’un de nos artistes, il voulait travailler avec nous. Au début c‘était compliqué. Je sentais qu’il avait du talent, mais il n’avait pas de discipline, il manquait d’ambition. » Porté par son mentor, Vuthea affine son style, multiplie les collaborations et s’épanouit artistiquement. Ses clips comptent des millions de vues sur Youtube et tous les jeunes connaissent ses refrains par cœur.
« KlapYaHandz va laisser une trace dans le paysage culturel cambodgien », nous dit Boran, étudiant à Phnom Penh. « Ce sont eux les premiers qui ont prouvé qu’on pouvait faire de la musique originale et de qualité au pays. Ils ont imposé une identité forte. Quand on voit leurs clips qui n’ont rien à envier aux clips étrangers, on est fier ! ».
Sok Visal n’est plus le seul à produire du hip-hop au Cambodge. Des groupes comme CG Movement, Polarix Crew ou Kmeng Khmer ont suivi les traces du pionnier. Au pays du sourire, pas de clash entre rappeurs, on est tous copains. « Ils écoutaient mes sons quand ils étaient plus jeunes, alors ils ont une forme de reconnaissance pour mon travail. On se connaît tous. On fait des concerts ensemble, on se soutient. »
Le renouveau artistique cambodgien
Aujourd’hui, les efforts de Sok Visal commencent à payer. Côté cinéma, son troisième film, In The Life of Music, coréalisé avec Caylee So, a représenté le Cambodge aux Oscars et a été projeté dans des festivals aux quatre coins du monde. Il prépare un ambitieux film de science-fiction. Il a même récemment coproduit des scènes de la saison 5 du Bureau des Légendes, tournées à Phnom Penh.
Côté musique, il multiplie les concerts à l’étranger, comme au Japon il y a quelques mois. KlapYaHandz dépasse les 100 millions de vue sur Youtube. Ses chansons sont présentes sur toutes les plateformes de streaming et sont écoutées par la diaspora cambodgienne partout dans le monde.
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Il n’est pas riche, mais il s’en fout un peu. « J’ai 48 ans, j’ai la chance de me lever tous les matins pour faire ce que j’aime. Je suis heureux de faire des choses pour mon pays, pour sa culture, sans penser à l’argent. »
L’un de ses rêves aujourd’hui : signer le premier tube khmer international. Un tube qui ferait danser de Los Angeles à Shanghai, en passant par Paris. Un tube qui serait évidemment teinté de sonorités khmères. Car comme toute une génération d’artistes cambodgiens, Sok Visal est avant tout fier de contribuer au rayonnement de son pays.