Créé par des journalistes, le projet Mapping Diversity a pour objectif d’étudier la répartition genrée des noms de rues à travers les grandes villes d’Europe. Pour ce faire, ce ne sont pas moins de 146 000 noms de rues, dans 17 pays européens, qui ont déjà été répertoriés afin de rendre compte de la place qu’occupe chaque genre dans l’aménagement urbain. Et sans grande surprise, les capitales européennes sont encore très loin d’être paritaires. Pour le dire autrement : en sillonnant les différents pays, il y a nettement plus de chances de tomber sur une Avenue Franklin Roosevelt, que sur une rocade dédiée à Hedy Lamarr (l’actrice hollywoodienne qui a inventé un truc aussi insignifiant que la Wifi). En effet, sur les 53 000 rues qui portent des noms de personnes illustres déjà recensées par l’étude sur le Vieux Continent, moins de 10% ont des noms de femmes (4 800). Voici quelques-unes des infos à retenir de cette carte interactive, qui vaut le détour.
LES BONS ÉLÈVES ET LES CANCRES DE LA PARITÉ
Une fois n’est pas coutume, sur la plus haute marche du podium des villes européennes qui font la part belle aux femmes on trouve Stockholm, toujours première de la classe en matière d’égalité, avec 19,5% de noms de femmes parmi les noms de rues dédiés à des personnalités. Mais que les personnes qui trouvent les roulés à la cannelle et la supériorité scandinave légèrement écoeurants à la longue se rassurent : face aux drakkars vikings de la parité, l’armada latine n’a pas dit son dernier mot. Ainsi, juste derrière la capitale suédoise, on trouve trois villes espagnoles : Madrid (18,7%), Séville (17,2%) et Barcelone (15,7%). Car si la péninsule ibérique a fait beaucoup de mal à l’humanité ces dernières années en donnant un second souffle à la coupe mulet, elle s’est aussi bien rattrapée en affirmant son progressisme, tant sur les questions de bien-être au travail (expérimentation de la semaine de 4 jours) que sur l’égalité des genres. Elle dame même le pion de la capitale danoise (Copenhague : 13,4%), pourtant habituée aux têtes de peloton en matière d’exemplarité.
Stupeur et tremblements (non) : la Hongrie du très conservateur Viktor Orban se classe bonne dernière puisque c’est Debrecen – la seconde ville du pays – qui obtient le moins bon score en atteignant péniblement 2,7% de noms de rues consacrées à des femmes. Parmi les derniers de cordée, on remarque également la présence de Prague (4,3%), et d’Athènes (4,5%). Comme quoi on peut maintenir debout un temple consacré à une déesse protectrice durant deux millénaires, mais être dans l’impasse lorsqu’il s’agit d’honorer Maria Callas avec un bout de trottoir. Quant à la Ville-Lumière, avec seulement 8,6% de noms de femmes, elle ne brille pas par sa bonne volonté.
DES FEMMES SUR LE PODIUM
Contre toute attente : le nom de personnalité le plus donné à des rues européennes, tous genres confondus, est celui d’une femme puisque c’est la Vierge Marie qui revient le plus souvent, sous ses différents alias. Il faut dire que la maman de Jésus a plus de sobriquets que Booba et David Bowie réunis. D’ailleurs en voici quelques-uns, piochés seulement dans Paris : Notre-Dame-de-Lorette, la Madone, la Vierge aux Berceaux, Notre-Dame-de-Recouvrance… En tout, pas moins de 365 rues en Europe font référence à la mère de l’Eglise ! A titre de comparaison, le troisième du classement, ce gros loser de Saint-Paul, n’a que 28 rues à son nom. Et la street-cred de la famille de Jésus se confirme puisque l’apôtre arrive en troisième position derrière une autre femme : Sainte-Anne, la maman de Marie. Toutefois, la belle performance des femmes du gang de Nazareth reste à relativiser car sur les 100 noms de personnalités les plus donnés à des rues européennes, on compte seulement 6 femmes. Autre donnée intéressante : bien que parmi l’ensemble des femmes honorées d’un nom de rue, la plupart est issue du monde de la culture, les dix femmes dont on retrouve le plus le nom en Europe restent majoritairement des figures bibliques. À l’exception de trois d’entre elles, dont Marie Curie (24 rues), qui n’aura pas trempé des tartines de radium dans son café au lait tous les matins pour rien…
ET çA CONTINUE, ENCORE ET ENCORE
Autre temps, autres mœurs : on pourrait se dire qu’au cours des dernières décennies, les instances décisionnaires des pays européens ont appris de leurs erreurs et font un réel effort pour donner de la visibilité aux femmes dans l’aménagement de l’espace urbain. Perdu ! Du moins, pas dans certaines villes, qui persistent à maintenir l’écart déjà conséquent de représentation dès qu’elles percent un nouveau boulevard. Ainsi, bien que les hommes aient déjà 43 000 rues d’avance et qu’au rythme réduit où on étend désormais le territoire des métropoles, il faudrait baptiser toutes les nouvelles rues Rosalía ou Virginie Despentes durant plusieurs siècles pour réduire la distance, Berlin, Amsterdam, Milan et Valence ont trouvé opportun de continuer à donner davantage de noms d’hommes à des rues entre 2012 et 2022.
On félicitera tout de même Milan, qui a depuis retenu la leçon et respecte désormais la parité hommes-femmes en attribuant un nouveau nom de rue à une femme, pour chaque homme qui en reçoit un. Mais la commission chargée d’étudier les demandes rame sérieusement puisqu’elle reçoit environ dix fois plus de propositions de noms masculins que de noms féminins.
DIFFÉRENTS PROFILS POUR UN MÊME CONSTAT
Les profils des femmes mises en avant sont variés, avec une nette prédominance tout de même, pour celles issues de la sphère politique (essentiellement des reines, des princesses et des archiduchesses) et de la sphère culturelle. Toutefois, il existe là encore de sérieuses disparités puisque si les écrivaines et philosophes sont plutôt bien représentées, les peintres et sculptrices sont quasi absentes du classement. La différence est également frappante en termes de rôles. Ainsi, dans le domaine de la musique, les hommes célébrés sont tous des compositeurs, tandis que les femmes sont presque exclusivement des chanteuses. De même, alors que les actrices de cinéma et de théâtre sont surreprésentées, on compte les réalisatrices sur les doigts d’une seule main avec notamment la Française Alice Guy Blaché, et la Belge Chantal Akerman, dont le film Jeanne Dielman a été désigné “Meilleur film de tous les temps” l’année dernière.
Rien d’étonnant à vrai dire, puisque les noms des rues témoignent de l’histoire et des dynamiques de pouvoir de nos sociétés au cours des derniers siècles. Et les femmes y ont longtemps été reléguées à des rôles subalternes, ou écartées du génie créatif. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le top 100 des femmes mises à l’honneur compte un paquet d’héroïnes modernes (Miriam Makeba, Simone Veil, Delphine Seyrig, Agatha Christie, Rosa Parks ou encore Anna Politkovskaïa). Un signe que malgré le long chemin qui reste encore à parcourir, l’émancipation de ces dernières décennies a permis à un plus grand nombre d’entre elles de bénéficier d’une reconnaissance publique bien méritée.