Logo

Sérotonine Anonyme : masser un cerveau pour apprivoiser ses bestioles

On s’est entretenu avec la créatrice du film interactif, Caroline Robert.

Par
Laïma A. Gérald
Publicité

« Allô, bienvenue dans mon cerveau. Merci d’être là. […] Ça spin depuis ce matin dans ma tête. Ça m’arrive quand même souvent de ressentir des trucs intenses. Mais de l’extérieur, ça parait pas tant. Avec vous, j’ai comme un bon feeling. Ça parait que je vous fais confiance pour vous montrer mes bestioles. »

— D.

Sérotonine Anonyme, c’est le nouveau projet de l’artiste multidisciplinaire, scénariste et illustratrice Caroline Robert. Présenté en collaboration avec l’Office national du film du Canada (ONF), ce film interactif nous catapulte dans un futur proche, où il serait possible de faire un massage de cerveau à des personnes inconnues. Oui, oui, un massage de cerveau!

Si le film nous offre une plongée dans le cerveau de D., une jeune fille qui diffuse en direct son activité cérébrale lors d’une séance de traitement nouveau genre, URBANIA plonge dans la tête de Caroline Robert afin d’en savoir plus sur sa démarche « artistico-cérébrale ».

Publicité

PASSION CERVEAU

«JE SUIS FASCINÉE PAR LA PLASTICITÉ DU CERVEAU […] JE M’INTÉRESSE À LA GESTION DE L’ANXIÉTÉ, COMMENT LE CERVEAU GÉNÈRE DES ÉMOTIONS DE PEUR OU DE JOIE.»

Bien avant la pandémie, Caroline Robert se passionne pour le cerveau. « Je me suis mise à faire plein de lectures sur le sujet », raconte l’artiste multidisciplinaire, qui s’est par ailleurs vu remettre un Grammy pour son travail visuel avec Arcade Fire en 2012. « Je suis fascinée par la plasticité du cerveau, notamment celui des enfants, surtout depuis que j’ai une fille. Je m’intéresse à la gestion de l’anxiété, comment le cerveau génère des émotions de peur ou de joie. »

C’est donc cette fascination pour ce qui se trouve entre nos deux oreilles qui a motivé Caroline Robert à se lancer dans la création d’une œuvre qui aborde la santé mentale. « On a beaucoup parlé d’anxiété pendant la pandémie, donc je pense que les gens sont de plus en plus sensibles à cet enjeu, souligne l’artiste. Cependant, j’ai voulu parler de ce thème avec humour, légèreté, et créer un film qui fasse du bien, qui ouvre des portes et qui permet de visiter de nouveaux chemins cognitifs par l’exercice. »

Publicité

PETIT MASSAGE DE CERVEAU

Lorsqu’on se connecte sur le site de l’ONF pour vivre l’expérience Sérotonine Anonyme, on se retrouve en ligne avec d’autres participant.e.s. On est ensuite invité.e à masser le cerveau de D. via son téléphone, sa tablette ou la souris de son ordinateur. (Je recommande un téléphone ou une tablette, l’interaction est plus intéressante et améliore l’expérience.)

«JE VOULAIS INCARNER LES PENSÉES INTRUSIVES PAR DES PERSONNAGES LUDIQUES […] ÇA AIDE À APPRIVOISER LES “BIBITTES” QUI PEUPLENT LE CERVEAU DU PERSONNAGE.»

Publicité

Le personnage de D. laisse libre cours à ses pensées, ses émotions et ses obsessions. Elle nous raconte sa fin de semaine, jusqu’à ce que son anxiété fasse son entrée et lui chante des beats accrocheurs qui lui restent dans un coin de la tête comme un ver d’oreille qui ne veut pas partir. « Je trouvais vraiment intéressant d’incarner les concepts d’anxiété, de pensées envahissantes et intrusives par des personnages ludiques, explique la créatrice. Ça rend le tout concret et ça aide à apprivoiser les “bibittes” qui peuplent le cerveau du personnage. »

Publicité

Ce que m’explique Caroline résonne tout particulièrement. J’ai souvent entendu des psychologues dire que pour faire face à son anxiété ou tout autre enjeu de santé mentale, il faut apprendre à en apprivoiser les manifestations. Chassez le naturel et il revient au galop, comme on dit. « Il y a un côté très empowering là-dedans, de regarder ses “bibittes” en face, ajoute l’artiste. Certaines des pensées qui envahissent la tête de D. sont très mauvaises. Je crois que le fait de leur donner un corps, de les rendre réelles permet de les dompter. En les rencontrant, les spectateurs participent à la quête de D., c’est-à-dire qu’ils l’aident à sortir de sa boucle. »

Publicité

Je confie à Caroline que je trouve son projet extrêmement réussi, dans la mesure où je pense que toute personne qui a déjà expérimenté un épisode anxieux (plus ou moins important) comprendra de quelle loop elle veut parler. Cependant, la plongée dans la tête de D. est douce, apaisante, accessible et ludique.

«JE VOIS ÇA UN PEU COMME DE L’ASMR.»

« Quand on prend part à l’expérience, le but est d’aider le personnage à aller mieux, en massant son cerveau, mais je crois que ça ruisselle sur les spectateurs, qui bénéficient de cette interaction bienveillante et intime », pense celle qui révèle avoir écouté beaucoup de podcasts pendant la pandémie. « Je crois que dans l’œuvre, le fait d’avoir une voix dans les oreilles, comme c’est le cas quand on écoute un balado, contribue à créer un lien d’intimité entre D. et le spectateur ou la spectatrice. Dans Sérotonine Anonyme comme dans un podcast, la voix qui sort des écouteurs prend presque la place de notre voix intérieure. Je trouve ça réconfortant. Je vois ça un peu comme de l’ASMR. »

Publicité

DANS LA TÊTE DE D.

Parlant de la voix, Caroline Robert a eu envie de se tourner vers celle de la comédienne Julianne Côté, une artiste dont elle apprécie particulièrement la sensibilité. « Il faut savoir que c’est Julianne pour la reconnaître, admet Caroline en riant. On a modifié la voix pour lui conférer une fréquence plus apaisante et atteindre une zone relaxante. Aussi, ça nous permet de créer une voix plus androgyne, qui n’a en quelque sorte pas d’âge ni de genre. »

LA CRÉATRICE SOUHAITAIT NOTAMMENT ABORDER LES QUESTIONNEMENTS, LES PRÉOCCUPATIONS, LES INTÉRÊTS ET LES PASSIONS DES ADOLESCENTES D’AUJOURD’HUI.

Bien que le personnage qu’interprète Julianne Côté est une adolescente, Caroline Robert croit qu’une voix trop juvénile aurait pu créer des aprioris sur la protagoniste ou le projet au complet. « Je voulais que dès les premières secondes, le personnage de D. soit pris au sérieux, mentionne-t-elle. De plus, la voix qu’on a créée a un petit quelque chose qui désoriente et donc on écoute plus pour comprendre ce qui se passe. »

Publicité

Caroline précise qu’elle a collaboré avec une recherchiste afin de réaliser des entrevues avec des jeunes filles de divers profils, dans le but de donner plus de vérité à son personnage en s’inspirant de leur manière de parler. Au travers de ces rencontres, la créatrice souhaitait notamment aborder les questionnements, les préoccupations, les intérêts et les passions des adolescentes d’aujourd’hui.

TECHNOLOGIE COLLABORATIVE

«J’AVAIS VRAIMENT ENVIE DE FAIRE UN FILM OÙ ON SENT LA PRÉSENCE DES AUTRES PERSONNES EN LIGNE»

Publicité

Si Caroline Robert insiste beaucoup sur le sujet de la santé mentale comme point de départ, le rapport que l’on entretient à la technologie s’ajoute à sa réflexion. « On le sait, la majorité des gens passent énormément de temps sur leur téléphone et leurs écrans, relève Caroline. Je suis fascinée par toute l’énergie que l’on y dépense quotidiennement. J’ai eu envie d’utiliser ce constat et de faire un projet où l’on utilise toute cette énergie-là, mais en la transformant en quelque chose de gratifiant, d’utile, c’est-à-dire faire du bien à D. et lui envoyer de la sérotonine, l’hormone du bonheur! »

Pour Caroline, l’aspect collectif du projet est important dans sa démarche. « J’avais vraiment envie de faire un film où on sent la présence des autres personnes en ligne en même temps que nous, raconte-t-elle. Je voulais créer l’impression concrète que tous nos petits gestes combinés à ceux des autres participants deviennent une force. »

Publicité

Pour l’artiste, les différentes communautés qui ont vu le jour sur Internet dans les dernières années sont une inspiration, comme celles que l’on voit sur Twitch par exemple. « Être en collectivité, autour d’un même but, ça fait toujours du bien à mon avis », ajoute Caroline.

Au moment d’écrire ces lignes, le mois de novembre tire à sa fin, le temps est gris et les journées sont courtes. Le baume de douceur et de bienveillance créé par Caroline tombe à point nommé.