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Séance de rattrapage : « The Master »

Le classique de Paul Thomas Anderson a fêté ses 10 ans, cette semaine. Quelle belle occasion pour le (re)voir !

Par
Benoît Lelièvre
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Plus on vieillit, plus c’est difficile d’aimer passionnément de nouvelles choses. C’est pas moi qui le dis, c’est la science. C’est pour ça que j’aime moins Tom Hardy que Sylvester Stallone, même si je sais qu’il est techniquement meilleur. C’est aussi pour ça que j’aime moins Humble de Kendrick Lamar que California Love de 2Pac et Dr. Dre, même si je sais que la première est mieux composée.

C’est plus difficile d’aimer passionnément de nouvelles choses, mais c’est possible. Parce qu’on n’est parfois pas émotionnellement prêt.e à comprendre et à apprécier quelque chose avant d’avoir un peu de vécu sous la cravate.

The Master, c’est un peu comme la série télé The Wire ou le roman de David Foster Wallace Infinite Jest. Une sorte de montagne artistique à gravir.

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Le cinéma du réalisateur Paul Thomas Anderson aura pris près de 30 ans à conquérir mon coeur, mais c’est aujourd’hui l’un des seuls artistes pour qui je lâche tout et me rends au cinéma à la soirée d’ouverture. Cette histoire d’amour a commencé avec l’excellent There Will Be Blood, mais elle s’est cristallisée avec The Master, qui fêtait ses dix ans mercredi dernier.

The Master, c’est un peu comme la série télé The Wire ou le roman de David Foster Wallace Infinite Jest. Une sorte de montagne artistique à gravir. Une œuvre d’art sérieuse que les amateurs et amatrices de cinéma souhaitent tous éventuellement regarder. L’heure est venue. The Master est disponible gratuitement pour les abonné.e.s d’Amazon Prime Video et laissez-moi vous donner l’inspiration nécessaire pour appuyer sur PLAY et passer un merveilleux moment.

Renouer avec les plaisirs ésotériques de l’interprétation

Pour ceux et celles qui n’ont jamais vu le film, The Master raconte l’histoire de Freddie Quell (Joaquin Phoenix), un soldat de la marine américaine qui éprouve de la difficulté à réintégrer la société après la Deuxième Guerre mondiale. Il se retrouve un jour, par un drôle de hasard, sur le bateau de Lancaster Dodd (le regretté Philip Seymour Hoffman), le leader charismatique d’une organisation religieuse, et les deux hommes débutent une amitié profonde, mais complexe et vaguement insatisfaisante.

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Oui, c’est aussi « le film de Paul Thomas Anderson sur la scientologie », mais c’est plus compliqué que ça. The Master a été mis en marché avec l’aveu du réalisateur voulant que le personnage de Lancaster Dodd et son regroupement de fidèles à « la cause » soient librement inspirés par L. Ron Hubbard et la scientologie, mais ce ne sont pas les seules sources d’inspiration.

C’est pour ça que plusieurs critiques ont essayé de donner un sens aux événements de The Master, mais personne n’a jamais vraiment abouti à une explication cohérente, et surtout, convaincante.

Certaines scènes se trouvaient dans les premiers jets du scénario de son film précédent There Will Be Blood. D’autres sont inspirées du roman de Thomas Pynchon V. (le film suivant d’Anderson était carrément une adaptation de Pynchon). Quelques détails sont tirés d’histoires de boisson que l’acteur Jason Robards avait racontées à Anderson sur le plateau de Magnolia à propos de ses vieux jours dans la marine américaine. Joaquin Phoenix a aussi eu le droit d’improviser et d’y mettre du sien comme il le voulait.

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Bref, c’est plus un ramassis de scènes visuellement saisissantes qu’une histoire à proprement parler.

C’est pour ça que plusieurs critiques ont essayé de donner un sens aux événements de The Master, mais personne n’a jamais vraiment abouti à une explication cohérente, et surtout, convaincante. Les sous-entendus homosexuels de la relation entre Freddy et Lancaster Dodd ont fait beaucoup jaser. On a aussi parlé d’un exposé sur la masculinité américaine ou sur la recherche de famille dans la société contemporaine. Mais il n’y a pas vraiment d’interprétation qui réunit toutes les parties du casse-tête comme il faut.

Un film (peut-être) sur la foi

À mon humble avis (j’ai vu le film peut-être six ou sept fois), The Master parle surtout de la foi, ou plutôt de l’impossibilité d’avoir la foi (dans le sens du terme religieux) dans le monde contemporain d’après-guerre.

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Il y a une raison précise pour laquelle plein de films sur la Deuxième Guerre mondiale sont encore produits au XXIe siècle. Il s’agit du dernier grand combat moral à l’échelle mondiale où tout le monde (ou presque) était d’accord à propos de qui étaient les bons et les méchants.

Le personnage de Freddie Quell a passé la guerre à travailler sur un bateau, à sentir qu’il avait un rôle, qu’il avait une place dans le monde. Mais dansl’univers d’après-guerre, cette certitude a disparu et Freddie se lance alors dans l’alcool, les rencontres sexuelles fortuites et la religion pour essayer de pallier ce vide existentiel qui le dévore.

Non, il ne se fait plus beaucoup de films comme The Master aujourd’hui. À vrai dire, il ne s’en est jamais vraiment fait beaucoup.

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La beauté de The Master, c’est de ne jamais apporter de réponses, ni à Freddie ni à Lancaster Dodd. Les promesses et les prières demeurent sans réponse. Les deux hommes s’investissent et se donnent l’un à l’autre sans jamais obtenir ce qu’ils cherchent. Freddie a néanmoins foi en la cause et Lancaster, en Freddie. Cette inexplicable alchimie née de la connexion humaine les garde soudés ensemble malgré la colère et les multiples manipulations du maître.

Non, il ne se fait plus beaucoup de films comme The Master aujourd’hui. À vrai dire, il ne s’en est jamais vraiment fait beaucoup. Même dans l’immense filmographie de son idéateur et réalisateur Paul Thomas Anderson, cette œuvre occupe une place privilégiée auprès de There Will Be Blood. Faites-vous donc plaisir en fin de semaine en vous laissant porter par cette vague poétique qui dure un peu plus de deux heures et en tentant votre propre interprétation.

Ou pas. C’est tout aussi bon d’une façon comme de l’autre.

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