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Se réinventer ou disparaître : le dilemme des artistes musicaux
Au risque de blasphémer — car je sais que tout ce qui touche à Beyoncé est sacré — je vais tout de même être honnête : je n’ai pas du tout aimé son dernier single sorti lundi, Break My Soul. L’instrumental très house des années 90 est revigorant, le message de résilience porté par les paroles est motivant, la voix de Queen B est plus puissante que jamais, mais les trois mis ensemble ne font (à mon très, très humble avis) pas bon mélange. Ou bien mes oreilles se sont-elles instinctivement attendues à du R&B de sa part, ne l’ayant entendue que dans ce registre ?
Peut-être est-ce le cas. Avant elle, en août 2021, l’album Solar Power de l’artiste néo-zélandaise Lorde m’avait aussi prise au dépourvu de la même façon. Après nous avoir tous et toutes habitué.e.s à une pop nocturne injectée de rage de vivre, la chanteuse de 25 ans était effectivement revenue sur les devants de la scène avec une production musicale beaucoup plus apaisée et contemplative, tenant plus de la séance de yoga sur une plage vide que de la fin de soirée alcoolisée, du mascara sur les joues. L’accueil de Solar Power sera d’ailleurs fortement mitigé, du côté des fans comme du côté des médias. « Il a fallu un certain temps aux gens pour comprendre l’album », reconnaît Lorde elle-même dans une infolettre douce-amère du 21 juin. « Cette réponse était vraiment déconcertante et parfois douloureuse. »
À la recherche de notre sauveur
Tout changement chez nos artistes préféré.e.s est souvent vécu comme une trahison personnelle. Lorsqu’on s’attache à ces musiciens et musiciennes, on s’attache le plus souvent à ce qu’ils ont été à l’instant T de notre découverte et cette version devient alors la version suprême, à nos yeux. Ce lien émotionnel est fort, surtout si l’on a connu l’artiste à un moment de notre vie où tout partait en vrille et que la musique était la seule bouée flottant à la surface des ruines.
« Tu as besoin de quelqu’un pour porter ta peine pour toi ? Eh bien, ce n’est pas moi. »
Il est donc projeté sur l’artiste un rôle de béquille, voire de sauveur ou de sauveuse, qui repose sur la continuité d’un même style et d’une même musicalité, telle une constante rassurante. Le revers de cela est que ce rôle incombe les artistes d’une mission aussi moralement lourde qu’artistiquement restrictive. Lorde elle-même refusera cette charge dans son titre The Path en chantant : « Tu as besoin de quelqu’un pour porter ta peine pour toi? Eh bien, ce n’est pas moi ». Comme ça, c’est dit.
CRÉER LA SURPRISE
Mais, élément paradoxal : nous n’aimons pas non plus voir nos artistes préféré.e.s faire du sur-place. Il est ainsi continuellement reproché au rappeur Drake de ne jamais se renouveler, chaque nouvel album semblant être une version réchauffée du précédent. Un peu comme s’il avait un beau jour trouvé la formule musicale parfaite située entre le speech du beau-parleur et la vulnérabilité d’une séance de psy, mais qu’il l’employait depuis à outrance jusqu’à se caricaturer lui-même.
Il n’est pas rare d’entendre ses fans de longue date parler de ses œuvres passées d’une voix mélancolique, regard au loin. Le rappeur lui-même semble conscient de cela, à en croire le logo ironique de ses habits promotionnels où ses précédentes pochettes d’albums sont recouvertes de l’inscription : « TRÈS FAN DE TES ANCIENS TRUCS. »
Il est donc impératif pour un.e interprète de sortir de ce qui l’a fait.e connaître pour s’adapter à ce qui se fait présentement et ainsi survivre sur le long terme.
Toutefois, il semble avoir compris la leçon. Son septième album intitulé Honestly, Nevermind sorti sans promotion préalable vendredi dernier surprendra en proposant des mélodies non pas hip-hop, mais purement dance, trempant même par moment dans le flamenco et la bachata. Le rappeur y exercera également son français dans Sticky, chanson dans laquelle il suit son récit d’une virée québécoise d’un : « Chérie, où est mon bec ? »
Tout comme pour Lorde, les réactions à ce changement de direction musical seront mitigées. Certain.e.s y distingueront une véritable lueur de génie, d’autres assigneront ce nouveau style aux musiques d’ambiance dignes de Forever 21. Comme quoi, dans la constance comme la diversité, l’artiste est rarement gagnant.e face à ses fans.
Mais par ce changement, Drake semble aussi avoir compris « sa mortalité musicale », comme l’écrit l’éditeur Adrian Lee dans un article du Globe and Mail. Aussi éternel s’est-il senti (« Je serai toujours the man quand tout sera fini », promettait-il en 2010, dans sa chanson Over), il n’empêche que les générations passent, les genres musicaux changent, et ce qui faisait succès hier n’est plus du tout efficace aujourd’hui.
Il est donc impératif pour un.e interprète de sortir de ce qui l’a fait.e connaître pour s’adapter à ce qui se fait présentement et ainsi survivre sur le long terme. Attention, il ne faut pas non plus sacrifier son authenticité au profit de la nouveauté, mais plutôt de mélanger le nouveau à l’ancien pour en ressortir chaque fois plus versatile qu’avant.
Nous peinons beaucoup à imaginer un musicien ou une musicienne en dehors du cadre qui l’a rendu.e connu.e.
Le changement permet aussi à l’artiste de rencontrer un nouveau public qui, auparavant, serait resté hermétique à son univers. Pour ma part, cela a été le cas avec Taylor Swift. Jusqu’en 2015, rien de ce qu’elle faisait ne m’intéressait, ses chansons comme sa personnalité me semblant infiniment ennuyeuses. Sans compter qu’il était bien vu de détester gratuitement Taylor Swift, à l’époque — et vive la misogynie intégrée.
Puis son album Reputation est sorti, enfonçant d’un grand coup de pied son image proprette pour la remplacer par des sonorités plus percutantes, oscillant entre électro et R&B. Ce virage complet a fait de moi une fan instantanée. Et l’écoute de cet album m’a permis non seulement de découvrir la chanteuse sous un autre regard, mais aussi de m’intéresser à ses anciens disques que j’avais jusqu’alors copieusement ignorés.
La liberté de se Réiventer
Nous peinons beaucoup à imaginer un musicien ou une musicienne en dehors du cadre qui l’a rendu.e connu.e. Ainsi, les stars Disney, mêmes adultes, demeureront des stars Disney. Beyoncé restera éternellement une pop-star R&B. Drake vivra et mourra rappeur. En ne laissant pas à nos artistes préféré.e.s la possibilité d’explorer d’autres allées créatives, nous les maintenons finalement dans une boîte qui empêche l’élan de créativité nécessaire à leur progression. Et à terme, cela nous dessert, car entendre continuellement la même chose finira par nous lasser.
Sortir de sa zone de confort est effrayant. Sentir sur ses épaules le poids constant des attentes et projections d’un public à qui l’on doit son succès ne doit pas non plus aider. Je revois cette scène de la génialissime série Atlanta durant laquelle le rappeur fictif Paper Boi rencontre un fan qui le supplie (ou menace, c’est selon) en ces termes : « Ne me laisse pas tomber. Si tu me laisses tomber, je ne sais pas ce que je ferai. »
Car il s’agit finalement de cela : permettre à l’artiste que l’on aime une liberté de créer.
Face à cette pression du moindre faux pas, je ne peux qu’avoir un respect infini pour Miley Cyrus qui, en 2015, s’est juste dit « fuck it ». Puis elle s’est badigeonnée le visage de paillettes et a sorti 22 chansons purement chaotiques dans sa mixtape Miley Cyrus & Her Dead Petz. Toutes ne sont pas bonnes, certaines sont même complètement malaisantes, mais on sent une œuvre d’une spontanéité presque égoïste, un défouloir artistique que peu s’autorisent encore à avoir. Et aujourd’hui encore, cette aura de liberté absolue débloquée par cette mixtape se ressent encore.
Car il s’agit finalement de cela : permettre à l’artiste que l’on aime une liberté de créer. Il ou elle ne peut affiner son art sans un espace où marcher, courir, trébucher puis se relever est permis. Et il n’est pas dit que tout au long de ce processus, les créations qu’il ou elle produit nous plaisent. Mais il y a dans le simple fait d’essayer un mérite, voire une nécessité absolue. C’est ainsi qu’est assurée sa survie musicale.