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Rues et transports déserts : les femmes en proie au couvre-feu
Depuis l’arrivée des confinements successifs et des couvre-feux, relativement tôt en France (21h, 20h, puis 18h, et enfin 19h), l’insécurité est plus que jamais présente dans les rues et dans les esprits des concerné.es. Sur la toile, de nombreux témoignages se succèdent, dénonçant du harcèlement et des agressions sexuelles subies dans l’espace public.
Déjà, en novembre 2018, l’IFOP avait publié une enquête pour la Fondation Jean Jaurès avec des chiffres glaçants : « 86 % des Françaises ont été victimes d’au moins une forme d’atteinte ou d’agression sexuelle dans la rue (contre 40% des Allemandes), dont 40% une agression sexuelle, et 30% un acte d’exhibitionnisme. 60% des plus jeunes de 18 à 25 ans ont été victimes d’un de ces actes, dont 23% de harcèlement, et 13% d’agression sexuelle. » Et ça c’était avant la pandémie.
Floriane, 22 ans, habite Brive-la-Gaillarde, en Corrèze. Et elle stresse à chaque fois qu’elle doit rentrer chez elle le soir. « Je travaille dans une petite boutique du centre-ville, et c’est moi qui ferme le soir. Je rentre à pied parce que je n’habite pas très loin. Depuis le couvre-feu, je stresse encore plus. Pour rentrer, je passe par beaucoup de ruelles, et souvent il n’y a personne, à part moi. Quand je croise un mec, deux ou trois, et qu’ils me font des réflexions déplacées, inappropriés, je suis paniquée. Il y a quelques jours, j’ai pris l’initiative de commander une bombe lacrymo. Ça peut paraître bête, mais au moins, je sais que si je me fais agresser, j’ai une protection. Je préfère en avoir une que de flipper tous les soirs, à me demander sur qui je vais tomber. »
Même chose pour Anna, 21 ans, qui habite en région parisienne. Iel dit ne pas être souvent victime de harcèlement de rue “grâce” à son style androgyne. « On ne m’identifie pas de manière générale en tant que femme. Les hommes hésitent souvent entre homme et femme, et du coup ils n’osent pas trop m’embêter. Parce que, s’il s’avère que je suis un mec, ça veut dire qu’ils sont homos, et ça c’est impossible pour eux. Mais il n’y a pas longtemps, je portais une robe moulante, et je rentrais chez moi. Je suis sorti.e du métro avec mon casque sur les oreilles, je n’avais pas remarqué, mais un mec m’avait repéré.e et avait commencé à me suivre. Il a fini par se rapprocher, à quelques centimètres de mon visage, sans masque en me criant : « Ouais je te parle, tu m’entends pas ? Tu veux discuter ? ». Par sécurité, j’ai envoyé un texto à mon copain pour qu’il m’appelle. Je n’étais vraiment pas bien … ».
« Ce qui me fait le plus peur maintenant avec le couvre-feu, ce ne sont pas tant les mecs que les flics dans la rue. »
Au-delà du harcèlement de rue, Anna soulève le problème des contrôles de police, devenus plus fréquents avec la pandémie. « Ce qui me fait le plus peur maintenant avec le couvre-feu, ce ne sont pas tant les mecs que les flics dans la rue. (…) On ne peut rien contre l’autorité de la police dans l’espace public ! C’est tellement simple pour eux de ne pas croire et de commencer à interpeller … On retrouve la problématique de la domination masculine dans la rue, parce que la majorité des forces de l’ordre sont des hommes. (…) »
En sciences sociales, la géographie de genre étudie ces problématiques de domination de l’espace. Pour en apprendre un peu plus, j’ai interrogé Marie Lécuyer qui prépare justement une thèse en géographie sociale et du genre à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Elle a notamment travaillé sur la lutte contre le harcèlement sexiste et sexuel envers les femmes dans les transports en commun à Lyon.
Elle commence par me rappeler que le problème des comportements sociaux dans l’espace public est d’abord une question d’aménagement urbain. « Les aménagements publics sont souvent pensés par des équipes constituées en majorité d’hommes, que ce soit au sein des mairies, ou dans les cabinets d’urbanisme et d’architecture. De ce fait, les hommes acquièrent dès le plus jeune âge une légitimité à occuper l’espace public et à y rester, que ce soit seuls ou en groupe. Vous verrez très rarement un groupe de femmes, posées sur une place en train de discuter, de fumer, etc. »
« Il existe une explication anthropologique qui révèle une association persistance des femmes dans la rue à l’image de la prostituée. »
La raison des harcèlements de rue envers les femmes par les hommes tiendrait aussi au fait que la France est encore marquée par une construction sociétale patriarcale, qui sexualise systématiquement les femmes, dans l’espace privé comme public. « Il existe une explication anthropologique qui révèle une association persistance des femmes dans la rue à l’image de la prostituée. Une femme qui se promène seule dans la rue va être considérée comme disponible sexuellement, et donc va être harcelée. » Cette explication pose tout de même question à la chercheuse qui rappelle que la prostitution dans l’espace public a nettement reculé ces cinquante dernières années.
Elle avance le travail proposé par la sociologue Marylène Lieber dans son ouvrage Genre, violence et espace public. La vulnérabilité des femmes en question : le harcèlement serait un contrôle des hommes sur les femmes, par des rappels constants à l’ordre sexué. « On entretient la peur, on rappelle aux femmes qu’elles sont vulnérables dans l’espace public, avec des actions anodines comme des compliments, sifflements, parfois des choses plus agressives comme des insultes. Tout cela entretient chez les femmes la peur que quelque chose de plus grave puisse leur arriver : attouchements, agressions sexuelles, voire viols. C’est ce qui modèle leurs comportements et va faire qu’elles vont s’autoexclure de l’espace public, ne pas sortir la nuit, se déplacer en groupe, ou encore prévenir quelqu’un quand elles sont bien rentrées chez elles. »
Raison de plus qui explique en partie pourquoi les femmes et minorités de genre se retirent encore plus de l’espace public depuis l’instauration du couvre-feu. « Les comportements de prévention sont plus difficiles à appliquer à cause des mesures de distanciation sociale et de l’interdiction de sortir pendant la période de couvre-feu. Personne ne peut les raccompagner chez elles.eux, par exemple. » Cette mesure gouvernementale crée également une raréfaction de l’espace public dès 19h. « L’isolement dans l’espace public est la première source de peur dans la rue : cela augmente la probabilité d’être pris.e. pour cible par un agresseur, et limite les possibilités d’appeler à l’aide. Ça limite aussi le contrôle social, dans le sens où, si vous êtes dans une rue bondée, vous serez plus rassuré.e sur le fait que l’agresseur osera moins passer à l’acte – et non pas parce que les autres vont intervenir, ce qui est important de préciser. »
« Les études ont montré que les femmes qui subissent les harcèlements les plus agressifs sont celles qui dérogent à la représentation de la féminité : ce sont les petites, les grosses, les racisées ou encore les transgenres. »
Marie Lécuyer précise également que les femmes qui se plaignent le plus des harcèlements et agressions sont des femmes blanches jeunes, voire très jeunes. « Ce sont des expériences qui les marquent dans leur jeunesse, et après, même si, en vieillissant, elles se font moins harceler dans la rue, ça va quand même modeler durablement la perception qu’elles ont de la rue, des places, des espaces publics, des transports en commun. Mais il est important de préciser que les études ont montré que les femmes qui subissent les harcèlements les plus agressifs sont celles qui dérogent à la représentation de la féminité, telle qu’elle est perçue dans la société française : ce sont les petites, les grosses, les racisées ou encore les transgenres. Ce sont celles qui vont se retirer le plus facilement des espaces publics. »
« La domination masculine est transversale, et s’exerce dans toutes les couches de la société et dans tous les espaces urbains. »
En mai 2020, la secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a lancé le “plan Angela” afin de lutter contre le harcèlement de rue. Avec ce plan, les agresseurs seront également jugés en comparution immédiate. Marie Lécuyer trouve ce plan problématique. « En un sens, c’est une bonne chose car cela veut dire que le gouvernement reconnaît que les harcèlements “les plus légers” (regards concupiscents, gestes lubriques, compliments non sollicités, insultes, etc) sont aussi graves que les agressions sexuelles, l’exhibitionnisme ou encore les attouchements. En revanche, c’est une politique qui peut être victime de préjugés sociaux, comme quoi les hommes qui sont les plus agressifs envers les femmes dans l’espace public sont les jeunes hommes racisés. On va avoir tendance à sur-verbaliser ces personnes-là et considérer que les autres catégories d’hommes sont inoffensives. Or, ce n’est pas le cas : il n’y a malheureusement pas encore d’étude sur le sujet, mais, notamment de nombreuses femmes racisées témoignent de la manière dont les blancs les harcèlent. Enfin, de nombreuses études montrent que les agressions verbales sont plus les faits de jeunes hommes, alors que les attouchements et l’exhibitionnisme sont constatés chez des hommes plus d’âge mûr. Il y a donc une catégorisation politique de faite. La domination masculine est transversale, et s’exerce dans toutes les couches de la société et dans tous les espaces urbains. »
Les solutions pour pallier ces problématiques ? L’éducation et des cours pour lutter contre le sexisme, le harcèlement sous toutes ses formes, ainsi qu’une véritable politique d’aménagement urbain inclusive pensée pour les femmes et les minorités de genre.
En attendant, bon courage à toustes. Et si besoin, sachez qu’il existe l’application “Garde ton corps”, qui permet de vous aider à trouver des safe places quand vous sortez. L’app s’est même adaptée aux mesures du couvre-feu…