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Rone : « “Room With a View” était en avance sur son temps, l’actualité nous a rattrapés »

Le musicien est de retour au théâtre du Châtelet avec (LA)HORDE jusqu’au 25 septembre.

Par
Owen Barrow
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« De ce spectacle, je ne sais comment vous ressortirez. (…) Peu importe puisque vous en ressortirez vivant — au sens le plus massif et fulgurant du mot », écrit Alain Damasio.

Il avait raison. J’ai rencontré Rone pour parler d’émotions. Ça faisait un moment que je suivais son aventure avec le collectif d’artistes (LA)HORDE au théâtre du Châtelet. Cette cocréation complètement folle avait dû être arrêtée à cause des confinements à répétition, et elle reprend enfin. Ça s’appelle Room With a View. Et c’est magistral.

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On se retrouve dans un café proche de la gare Montparnasse, à Paris. Il est installé en terrasse, un verre tiki rempli de jus de carottes. Il me raconte qu’il a pris une boisson complètement délirante, « Paris s’éveille ». Je commande la même chose et lui propose d’entrer directement dans le vif du sujet. Je me suis permis d’être un peu cash : j’avais l’impression qu’on se connaissait depuis toujours, la conversation était simple.

Est-ce que le chaos, l’effondrement, ça te fait peur ?

J’avais déjà parlé de chaos dans ma musique avant, mais d’un chaos intérieur. Parce que j’ai quand même toujours eu des problèmes à régler avec moi-même. (rires) Il y a une super belle phrase de Nietzsche qui me suit depuis toujours : « Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » J’arrive à mieux vivre avec cette part sombre maintenant, et la musique a un côté presque thérapeutique. Bon, je m’égare… (rires) Mais c’est grâce à ce chaos que j’ai des choses à raconter en musique, en fait !

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Et ensuite, en ce qui concerne le chaos plus extérieur qui nous attend là, l’effondrement, ça, oui, ça me fait complètement flipper. Surtout en ce moment. Ça fait quand même cinq ans que ça me préoccupe beaucoup. Maintenant, on en parle beaucoup, je trouve ça à la fois rassurant et flippant. Rassurant parce que j’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience générale et en même temps, on dirait qu’on se fait à l’idée que tout va péter. Donc oui, ça me fait un peu flipper.

Est-ce qu’en parler est un besoin pour toi ? T’as trouvé un moyen de moins flipper ?

Ouais, ça, c’est intéressant aussi, parce que c’est vrai qu’au début, je faisais de la musique sans aucun message derrière. C’était juste du pur kiff électro, instrumental. Aujourd’hui encore, j’adore ça, je fais des concerts instrumentaux et l’idée de faire danser des gens, éventuellement de les faire rêver, je trouve ça très beau. Mais quand le théâtre du Châtelet m’a proposé de créer un spectacle en 2019…

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On entend des sirènes d’alerte se déclencher, comme tous les premiers mercredis du mois. Il me demande si ça va aller. Je lui dis que c’est parfait alors qu’on parle d’effondrement. On rigole.

Quand le théâtre du Châtelet vient me chercher, donc, c’est vrai que ça correspond à un moment où je me questionnais un peu sur qui j’étais en tant qu’artiste. Je me souviens d’une discussion entre Aurélien Barrau et Alain Damasio, où ils évoquaient la nécessité d’inventer de nouveaux récits, de créer de nouvelles mythologies. J’ai reçu ça comme un appel. J’ai pensé à (LA)HORDE, avec qui j’étais en contact et qui a une dimension assez politique dans son travail. Je me suis dit que c’était intéressant de dire des choses avec eux. Mais c’est hyper dur parce que tu ne veux pas tomber dans le moralisme. On ne veut pas donner de leçons. Les gentils d’un côté, les méchants de l’autre, etc. J’ai vraiment l’impression de faire partie du problème. Donc on pose des questions.

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Est-ce que tu te considères comme quelqu’un d’optimiste ?

Ouais, quand même. Enfin, j’ai des grosses crises de pessimisme, des gros coups de blues. Je me dis qu’on fonce dans le mur, ça m’arrive. Mais je crois que je suis optimiste par réflexe parce que si je me laisse emporter par ce pessimisme ancré en moi… J’y crois encore, vraiment, en fait.

Est-ce qu’on peut être optimiste et nostalgique ?

Ah, ça ouais, grave, quand même. En fait, c’est marrant parce que la nostalgie, c’est un sentiment bizarre que j’aime pas trop, parce que ça me fait penser tout de suite à des mecs comme Zemmour ou des vieux qui disent que c’était mieux avant, etc. Mais comme tout le monde, j’ai des souvenirs d’enfance qui remontent et des madeleines de Proust. Si tu l’utilises bien, ça peut être super intéressant dans ton art, la nostalgie. Pour le coup, je suis optimiste, je trouve qu’il y a plein de choses qui changent, des luttes qui s’organisent. Donc revenir dans le passé? Ça me rend un peu malade.

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C’est quoi l’émotion la plus forte que tu as pu ressentir en live ?

Waaaaaa, ça, c’est dur parce qu’il y en a plein ! Je me souviens de mon premier live, c’était au Rex Club. C’est allé très vite, j’étais étudiant en cinéma, mais je faisais du son depuis toujours, c’était un peu une blague au début, je sortais mon EP, quatre titres. Et je me souviens d’un coup de fil, j’étais dans une chambre de bonne à Strasbourg Saint Denis : « Est-ce que tu te sens prêt à faire un live dans deux semaines au Rex ? » J’avais jamais joué devant quelqu’un.

Heureusement, j’ai dit oui, et c’est après, en raccrochant, que j’ai eu un gros coup de flip. En deux semaines, j’ai dû comprendre comment faire, comment jouer mes morceaux, improviser, les réinventer, etc. Je suis arrivé au Rex tout fragile, mais il s’est passé un truc pour moi. C’était sûrement un live très maladroit, mais j’ai vu le public réagir. Moi qui étais assez timide, ça m’a fait un bien fou.

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Quelle est l’émotion que tu rêverais de procurer au public ?

Envoyer quelque chose de positif. Essayer d’encourager les gens. Les messages qui me touchent le plus, c’est quand des personnes me disent : « Je traversais une période difficile, j’étais pas bien, j’ai perdu quelqu’un de ma famille, etc., et ton concert m’a fait du bien. » Je trouve ça tellement fort. Et, effectivement, ce que je trouve intéressant par rapport a Room With a View, c’est que c’est un spectacle un peu dur, mais on propose une fin ouverte, une issue de secours qui tire vers le haut. J’ai pas envie que les gens ressortent de là complètement déprimés, donc l’idée, c’était de trouver des moyens de faire en sorte que ça les encourage, que ça leur donne envie de se lever, de lutter, de combattre.

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Comment est-ce que tu communiques avec les danseurs et danseuses de (LA)HORDE ?

Ça, c’est magique, parce qu’il y a 18 danseurs et seulement deux Français dans la troupe. C’est international. Mais moi, je suis nul en langue, je parle très mal anglais, donc on a vite dû trouver notre propre langage commun, et finalement c’est assez beau : je leur parle en musique, et ils me répondent en dansant. Simplement.

En revanche, j’ai de grandes discussions avec Marine de Brutti, Jonathan de Brouwer et Arthur Harel, qui sont à la tête du collectif et qui ont mis en scène le spectacle. Et c’est passionnant : ils ont une intelligence individuelle et collective rare et impressionnante. Ce sont de grands artistes et je les aime énormément.

Comment est-ce que vous communiquez avec le public ?

J’ai un peu de mal avec les mots, moi.

Je lui dis que ça ne se voit pas. Il me répond qu’il a progressé, mais qu’à une époque, il en souffrait.

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J’ai une espèce de timidité maladive. Avant, dès qu’on était cinq autour d’une table, je ne parlais pas, j’écoutais. J’avais des choses à dire, mais ça ne sortait pas. Blocage total. Donc la musique m’a beaucoup aidé et maintenant, j’adore parler (rires), mais je ne suis toujours pas très à l’aise.

Pendant le spectacle, il n’y a pas un seul mot qui est prononcé, mais j’ai l’impression qu’on dit quand même beaucoup de choses. Souvent, on nous propose de faire des conférences après les spectacles, mais je ne me sens pas hyper à l’aise avec ça, j’ai l’impression qu’on a dit ce qu’on avait à dire déjà.

Est-ce que tu veux me parler du rapport aux mouvements, du rapport aux corps qu’on retrouve dans le spectacle ?

Ouais, carrément. C’était tout nouveau pour moi de travailler avec des danseurs, mais j’en avais très très envie. C’est hyper généreux, la danse. C’est l’art le plus brut et pur qui soit, je trouve. Je suis tombé dans le piège au début, quand je faisais les premières maquettes. Je faisais des morceaux qui me semblaient très dansants, en pensant qu’ils allaient s’éclater, mais je ne les sentais pas hyper à l’aise. J’ai compris qu’il fallait leur faire de la place.

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J’ai vachement épuré ma musique. L’album Room With a View, c’est vraiment un album qui a été composé en observant les mouvements des danseurs. Depuis longtemps c’est un rêve absolu pour moi d’aller à l’essentiel dans ma musique, d’arrêter de superposer les pistes et d’avoir un truc hyper chargé. Mon idéal, c’est l’estampe japonaise : un trait, un son.

Quel rapport l’humanité entretient-elle avec les émotions aujourd’hui, tu crois ?

Putain. Attends je reprends une clope ! (rires)

Et toi avec tes propres émotions ?

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Je trouve que parfois, on est un peu durs avec nous-mêmes. J’ai quand même un regard bienveillant sur l’humain, en me disant qu’on fait comme on peut. La vie, c’est hyper compliqué, on ne sait pas ce qu’il y avait avant, ni ce qu’il y aura après, les contours sont indéfinis et on se démerde avec ça. On arrive au monde, on n’a pas choisi… Je me dis que c’est normal qu’on se plante, quoi. Faut arriver à le reconnaître, à redresser la barre, à faire les bons choix, mais j’ai l’impression que tous les humains sont un peu largués, fragiles.

Il y a une phrase que j’adore : « Je ne suis pas toujours de mon avis. » C’est Valéry qui a dit ça et c’est exactement ça, en fait. Je suis plein de contradictions, je m’embrouille avec moi-même. Donc les émotions, c’est super dur à gérer ! (rires) Mais il faut apprendre à vivre avec du mieux possible et voir comment on peut les mettre en forme pour en faire quelque chose de beau.

C’est quoi, tes inspirations actuelles ?

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C’est une bonne question, mais là, je vais être un peu bloqué. Je suis désolé, je suis très citations (rires), mais il y a une phrase que je trouve géniale de Cocteau : « Je ne parle pas d’inspiration. L’inspiration ne nous arrive pas de quelque ciel. L’inspiration devrait s’appeler l’expiration. C’est quelque chose qui sort de notre profondeur, de notre nuit et, en somme, un poète essaye de mettre sa nuit sur la table. »

Ça m’a toujours parlé. Finalement, tout est en nous déjà, on est bombardé d’informations, alors à un moment donné, le problème, c’est plutôt de sortir ce que t’as en toi. On est comme des archéologues, on doit chercher en nous des choses qu’on doit expirer. Moi, ça passe par l’isolement, je me coupe de mes potes, de ma famille pour aller faire un travail introspectif. Ça prend quelques jours, je glande, je m’ennuie et puis ça sort.

Est-ce que Room with a view aurait pu exister à une autre époque ?

Non, je ne crois pas. Je pense que c’est un spectacle qui est vraiment dans son temps. Ça peut paraître prétentieux, mais je pense même qu’il était un peu en avance sur son temps, l’actualité nous a rattrapés. Donc oui, je pense qu’il est lié à notre actualité et il aurait pris une forme complètement différente il y a 10 ans.

Tu veux nous parler du titre ?

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J’aime bien l’idée de laisser un peu l’interprétation aux gens… Le spectacle était plus ou moins terminé, on était prêts, mais on n’avait pas le titre. On a fait un brainstorming, on sortait des noms. Y’avait eu « Coca Collapse » (rires) et à un moment, quelqu’un a dit « Room With a View » et ça a parlé à tout le monde, mais pour des raisons différentes. Ça résonnait avec le spectacle, tout simplement. La room, ce serait la salle du Châtelet et on proposerait une autre vue, peut-être un peu flippante et en même temps, on essaie de s’extirper du chaos.

Et ta plus belle chambre avec vue à toi, elle est où ?

Pour le coup, ça fait vraiment le mec nostalgique, mais cette chambre dont je te parlais tout à l’heure, je l’aimais beaucoup. Je voyais les appartements des autres. Il y avait un petit bout de ciel en haut. J’étais insomniaque, je passais mes nuits à faire du son. De temps en temps, je fumais une clope nerveusement sous le velux à moitié ouvert. Vraiment, c’est une vue qui m’a marqué. Mais aujourd’hui, quand je compose, j’ai une seule envie, c’est d’avoir vue sur la mer. Un peu cliché, un peu romantique ! Mais je me démerde pour aller dans des hôtels un peu cheap, mais qui ont l’avantage d’avoir cette vue. Pour moi, c’est comme une page blanche. Juste cet horizon et composer avec cette ligne. À la fois vide et plein. Rien ne me perturbe. Je suis dans mon son, l’infini face à moi.

***

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Retrouvez Rone et (LA)HORDE au théâtre du Châtelet, pour Room With a View, du 14 au 25 septembre et en Belgique début 2023, en parallèle de sa tournée solo. Il jouera aussi les plus grands titres de sa discographie avec l’Orchestre national de Lyon les 1er et 2 décembre et en juin 2023 à la Philharmonie de Paris.