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RN50 : la route des clubs

Road trip sur les traces des temples perdus de la danse en Belgique.

Par
Lola Buscemi
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151 kilomètres séparent Bruxelles de Paris, soit un peu plus de 3h de voiture. A peine sortie de la Région de Bruxelles-Capitale, les champs sont à perte de vue. La province du Hainaut s’étend jusqu’à la frontière française et n’est pas connue pour sa vie trépidante. Pourtant, après une heure de route, Patrick, chauffeur de mon Blablacar, pointe un bâtiment et me dit “Ici, j’ai passé les meilleures soirées de ma vie”. Le bâtiment est au milieu de pas grand-chose et ressemble à un entrepôt abandonné.

Dans les années 90, la frontière franco-belge a été témoin d’un joyeux bordel. Une fois la fin de semaine arrivée, des centaines de voitures de jeunes déboulant de Lille et des alentours, passaient la frontière à toute vitesse et se retrouvaient sur la Nationale 50. Patrick faisait partie de cette jeunesse. Cette portion de la RN50, qu’on surnommait la route de la patate, devient alors la route des des clubs.

La transhumance du week-end

La musique techno naît de l’autre côté de l’Atlantique dans les années 80, dans la ville de Détroit. Rapidement, le genre musical fraye son chemin vers l’Europe et les clubs belges font naître le mouvement New Beat. La Belgique, petit pays, devient alors grand par sa musique et se place en épicentre de la scène électronique européenne. Très vite, il faut créer des endroits où écouter cette musique.

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En pleine campagne belge, le long de la RN50, il y a de la place. Alors se construisent des méga-dancings : l’H20, la Bush, le Zoo Club et d’autres. On en comptait un tous les kilomètres. A quelques minutes de la frontière, les dancings bénéficient d’une position stratégique pour attirer le public français qui compose la grande majorité des entrées. L’alcool et les cigarettes sont moins chers, le prix de la drogue défie toute concurrence, les boissons énergisantes sont autorisées, les contrôles sont quasiment inexistants et aucun horaire de fermeture n’est imposé aux dancings. Et la Belgique n’est qu’à 30 minutes de voiture depuis Lille ou Roubaix. Toutes les conditions sont réunies.

Pendant presque 10 années, du vendredi au dimanche, les fêtards se retrouvent par milliers sur la route pour danser et faire la tournée des clubs. Patrick me confie, avec beaucoup de nostalgie dans les yeux : « C’était de la folie, on voyait de tout. On dormait dans nos voitures et on faisait la fête tout le week-end ».

Aujourd’hui, et depuis 2014, ces clubs mythiques ont quasiment tous mis la clé sous la porte. Pourquoi ont-ils fermé ? J’ai alors loué une voiture et décidé de partir sur les traces de cette jeunesse autrefois galvanisée par ces temples de la danse de la N50.

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Les vestiges du passé

La première sur la route, c’est l’H20. Sûrement l’une des plus célèbres du coin. A l’époque, le club en briques rouges se vantait de « proposer à la jeunesse franco-belge toutes les dernières tendances tant sur le plan musical que graphique et design ». Maryse est la voisine d’en face, la seule d’ailleurs. Elle habite ici depuis 25 ans et a tout vu. La construction, les années folles, l’incendie et la dégringolade. Les propriétaires habitent le grand manoir collé à l’ancienne discothèque, devant deux Audi sont garées. « C’est JP, le mari de la propriétaire qui a géré la discothèque vers la fin. Il est beaucoup plus jeune qu’elle », confie Maryse.

En 2014, un incendie se déclenche dans le local technique et Georget Jourez, employé non déclaré, perd la vie. La discothèque a ensuite fermé définitivement, les propriétaires n’ayant pas eu le budget nécessaire pour reconstruire le dancing.

« Une grande partie des jeunes avaient pris cette habitude de bouger en Belgique et on se retrouvait là-bas. Tu pouvais y aller à n’importe quelle heure, il y avait toujours de la place, ce n’était jamais complet. Je ne peux pas dire exactement la taille, mais c’était énorme », raconte François, un ancien habitué.

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En reprenant la route, je tombe rapidement sur la Bush. Quand Patrick Dourlens a acheté à son père l’établissement en 1981, ce n’était qu’une guinguette. Dès 2010, une série de malheureux événements s’enchaînent. La plus connue de toutes, l’affaire Antoine Tomczak. Le jeune homme, alors âgé de 26 ans, meurt d’une overdose sur le parking du dancing. Le trafic de drogue était interne à la boîte de nuit. Selon une loi de 1998, la discothèque était considérée comme “danger social”. En 2012, trois overdoses mortels au sein du club. Autrefois surnommée “the temple of house”, elle a rapidement eu une mauvaise réputation et le nombre de clients a baissé drastiquement. Le patron a même proposé au public de ramener leurs propres boissons, mais rien n’y a fait, et la Bush a fermé ses portes en 2013.

Vient ensuite la Pergola et son fameux néon rouge. Ici, c’est une simple histoire de faillite. Les maisons les plus proches se trouvant à moins de dix mètres, les voisins font pression sur tous les possibles acheteurs : il est hors de question qu’une discothèque rouvre au même endroit. Résultat, l’établissement de 400 m2 est toujours en vente pour la somme de 350 000 euros.

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Dès 2002, le Florida fait sa réputation grâce à ses soirées techno-hardcore. Cette discothèque qui pouvait accueillir 700 personnes, en faisait rentrer plus de 10 000. Ceux qui ne pouvaient pas rentrer traînaient aux alentours de la discothèque et posaient problème aux habitants. De plus, ces soirées étaient les favorites des skinheads qui rencontraient le public maghrébin du Nord de la France au sein de l’établissement. « En introduisant le loup dans la bergerie, le risque d’affrontement est donc bien réel. » assurait le bourgmestre de l’époque, Jean Waleckx.

Certains lieux ont totalement disparu.

Le Cap’tain : une nuit à bord du navire de la résistance

C’est avec surprise que j’apprends que le dernier club de la route, n’a jamais fermé ses portes. Le Cap’tain, sûrement le plus mythique de tous. « C’est dans le trou du cul du monde », c’est le souvenir que partagent tous les anciens fêtards qui m’ont livré leurs témoignages. « Mais le lieu vaut le détour. » On n’arrive pas ici par hasard. Rien ne laisse imaginer qu’un méga-dancing de 78 807 m2 se trouve la, dans ce village d’un peu plus de 5 000 habitants.

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Passé le grand portail en fer qui marque l’entrée, des gardiens de parking indiquent où se garer, à la manière d’un festival. « Tu veux que je te la gare ? », hurle un des gardiens à une Volvo qui peine à rejoindre son emplacement désigné. Ils passeront la nuit dehors à inspecter tous les recoins de l’impressionnant parking.

Les rangées de voitures s’alignent à perte de vue. Mis à part pour quelques courageux qui descendent à la gare de Tournai, le seul moyen pour arriver ici, c’est en voiture. Les portes du Cap’tain ouvrent à 22 heures et, avant, on peut toujours manger un burger ou une fricadelle Au dos d’Anne, le snack-friterie d’en face.

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Sur le parking, une grande majorité de plaques sont immatriculées 59 ou 62. La frontière ne peut pas être plus proche ; elle délimite le fond du parking. Et c’est un choix stratégique : 80 % de la clientèle est française. Pour cette jeunesse nordiste, il est préférable de passer la frontière sans avoir bu ou consommé de drogues alors, tout se passe sur le parking. Tant que ce n’est pas à l’extérieur des véhicules, les agents de sécurité ne sont pas vraiment regardant. À l’extérieur, on entend seulement le ronronnement des moteurs qui tournent et des bruits étouffés de hardtek qui proviennent de l’intérieur des voitures.

Dans la queue, des filles en mini shorts et décolleté, d’autres en jean/baskets, des hommes en chemise ou ensemble de survêtement. Au Cap’tain tout le monde entre. C’est cette ouverture d’esprit belge qui continue d’attirer autant de gens. « Tout le monde venait comme il était, comme à McDo. C’était génial, c’est ça la belgitude. En France, on se faisait recaler », dit François.

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Arrivé à l’intérieur, on comprend enfin le nom. L’impressionnant décor qui fait la réputation de la discothèque est toujours là, rien ne semble avoir bougé depuis 1993. Un véritable chalutier de dix-neuf mètres de long trône en plein milieu de la salle. Un crevettier abrite la sono de 24 000 watts et les platines du DJ. On trouve aussi des hublots, des manomètres en cuivre, des ponts suspendus en corde, et huit autres bateaux où logent les bars. Une vraie île au trésor. Le concept avait fait la Une du journal local. « Que du vrai, du dur, ramené de la mer ! », annonçait-il, en promettant « de quoi faire chavirer les pirates des nuits blanches… ».

À l’ouverture, le Cap’tain était la plus grande discothèque d’Europe. Même si elle a depuis été détrônée, elle est toujours bien vivante.

Quand je pousse les portes qui me séparent de la piste de danse, c’est un véritable choc. Le niveau sonore est impressionnant, le monde présent aussi. Le DJ lance le gimmick « Le meilleur public d’Europe est au Cap’tain » à peu près toutes les quinze minutes et le public hurle pour acquiescer. Pour ces fêtards, il n’y a aucun doute, c’est le meilleur endroit du monde. Et lorsqu’on se mêle à la foule ce soir-là, on finit presque par être d’accord. La piste de danse est plongée en permanence dans le noir, l’alcool n’est pas cher ; tout est fait pour perdre la notion du temps… On est loin des carrés VIP et des cocktails hors de prix.

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« J’étais présent à la soirée d’inauguration, mais il y avait trop de monde, je n’ai pas pu rentrer. J’y suis allé la semaine d’après, j’avais 18 ans. C’était une révolution cette discothèque géante. Tout le monde dansait partout, c’était la folie.J’y suis sorti pendant plus de 20 ans et ça reste la boîte de référence. Aujourd’hui, j’y passe encore quelques nouvel an », raconte David, 45 ans.

Le mégadancing est en vérité un complexe, un deux salles-deux ambiances. Le Cap’tain, la salle principale avec ses 3 DJ’s résidents. Et L’Amiral, la salle R’n’B/rap. Elle communique avec le Cap’tain par un passage surnommé « la Suisse », où les deux genres musicaux se côtoient en toute courtoisie. C’est en réalité une toute autre boîte de nuit, avec ses propres bars. Mais ce soir, la salle est plutôt vide et l’atmosphère beaucoup moins impressionnante.

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« Je peux prendre une photo avec la patronne ? » Ce jeune homme aperçoit notre appareil photo et commence à poser. La fête, la patronne Kate est née avec. Elle à 16 ans lorsque ses parents ouvrent les portes du complexe, elle fait des études. Dans les années 2000, elle commence à aider sa mère. Depuis, elle s’occupe toute seule de ce mégadancing. « Le milieu de la nuit, c’est brut. C’est là où les gens sont le moins hypocrites et les plus ouverts d’esprit. Le fait que je sois une femme à la tête du Cap’tain ne choque personne. Il faut savoir se faire respecter, j’ai suivi l’exemple de ma maman », dit Kate, avec fierté.

À 8 heures du matin, le Cap’tain ferme ses portes. Sur le parking, le personnel tente de séparer les disputes traditionnelles de fin de soirée, et demande à tout le monde de baisser d’un ton. Les premières habitations sont à seulement deux minutes à pied. Les voitures démarrent une à une pour sortir du complexe. Beaucoup s’arrêtent quelques secondes après pour faire le plein avant de parcourir les 250 mètres qui les séparent de la France. Certains dorment dans leur voiture aux abords de la discothèque. Kate met en garde : « il y a 90% de chances que la police soit à la frontière entre 6 et 9 heures du matin ». Le lendemain, le monde enchanté du Cap’tain paraît déjà lointain et nombreux sont ceux qui attendent le week-end suivant avec impatience.

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