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Rivière, club-house et fierté locale
La jeunesse rurale racontée par le photographe Cédric Calandraud
Après France 98 dans lequel il revenait déjà sur ses origines, Cédric Calandraud nous embarque dans le quotidien de la jeunesse qui fait battre le cœur des bleds du nord de la Charente. Avec son ouvrage intitulé Le reste du monde n’existe pas (aux éditions Loco, 2025), l’artiste charentais – devenu Parisien – dévoile cinq années de photographie documentaire, entre 2019 et 2024, auprès de jeunes ruraux âgés de 15 à 25 ans. Plutôt que de suivre le wagon de ceux qui désertent leurs campagnes direction la ville pour les études, et si on s’attardait sur celles et ceux qui choisissent de rester ?
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D’où est venu le désir de faire un livre sur la jeunesse rurale ?
Je suis parti quand j’avais 18 ans, c’est-à-dire que j’ai la trajectoire inverse de ceux que j’ai photographiés. J’avais quitté mon territoire avec un peu de colère et de frustration, mais au fil des années qui passaient, j’ai ressenti l’envie de me réconcilier avec cet endroit. La deuxième raison qui m’a poussé à faire ce livre, c’est que ces jeunes ne sont pas représentés, ou mal représentés dans les champs médiatique et politique. Je trouvais important de pallier ce manque de représentation : quand tu viens d’un village, tu as peu de choses auxquelles t’identifier, et je pense qu’on a besoin de créer des imaginaires.
T’étais-tu réconcilié avec ton milieu d’origine avant de faire ce livre, ou est-ce le livre qui t’as aidé à le faire ?
J’ai commencé à me réconcilier avec cet endroit pendant mes études de sociologie, parce que la sociologie permet de comprendre les déterminismes sociaux, géographiques, culturels, économiques… Comprendre tout ça a été un soulagement, et le point de départ dans mon processus de retour : je suis revenu de plus en plus régulièrement, avec l’appareil photo. La photographie a été un prétexte pour me reconnecter à ce territoire, aux gens qui l’habitent et à ma famille.
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Tu racontes dans ton livre que tes débuts dans la photo viennent potentiellement de la scission ressentie lorsque tu as quitté la campagne pour la ville. Peux-tu m’en dire plus ?
Le lycée a été un grand chamboulement et un moment assez violent. Je n’ai pas déménagé ni quitté mon département, mais j’étais suffisamment loin que ce soit vécu comme mon premier départ. C’est aussi une violence dans le sens où tu te confrontes à d’autres jeunes qui ne viennent pas, eux, de la campagne : les jeunes de la ville. Nous les jeunes de la campagne, on était souvent vus comme les bouseux, et j’essayais de gommer au maximum mes origines rurales. Mais d’un autre côté, j’ai rencontré des jeunes totalement différents de moi, ils aimaient des choses que je ne connaissais pas, et c’est notamment mes potes en section arts plastique qui m’ont initié à l’art et donc à la photographie.
Pourquoi avoir intitulé ton livre “Le reste du monde n’existe pas” ?
Au début de mon projet, j’ai beaucoup photographié mon cousin Anthony, qui avait 22 ou 23 ans à l’époque. C’est un chasseur, et l’une de nos activités du week-end était d’aller se balader en forêt. Un jour où il m’a amené dans un coin qu’il aimait bien, il m’a dit : “Tu vois quand je viens ici, le reste du monde n’existe pas”. En plus d’être très belle, cette formule racontait beaucoup de choses, elle inversait le prisme sous lequel on regarde ces territoires-là, qui sont souvent vus comme la France périphérique ou la diagonale du vide. Son centre à lui, il était là.
Parmi tes sujets il y a donc eu ton cousin Anthony, comment as-tu rencontré les autres personnes que tu as photographiées, et comment as-tu tissé un lien de confiance avec eux ?
J’ai rencontré certains jeunes dans les missions locales ou les centres sociaux où j’ai donné des ateliers photos, et Anthony a été un vrai point de départ puisqu’il m’a permis de rencontrer d’autres personnes. Au départ, il y avait souvent un mélange de fierté et d’étonnement, beaucoup pensaient n’avoir pas grand chose à raconter, parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’être regardés. Au bout d’un moment, j’ai commencé à recevoir des demandes sur les réseaux : des jeunes qui voulaient une photo avec leur groupe de potes, avec leur moto, avec les enfants… Un jeune que j’avais rencontré dans un lycée m’a contacté pour organiser une séance photo avec sa copine pour la Saint Valentin. Le deal, c’était que les photos ne lui coûtaient rien s’il acceptait de faire partie de mon projet. On s’est rejoint dans la grande ville du coin, Angoulême, et ils sont tous les deux venus habillés comme si c’était leur mariage. C’était génial, on a construit les images ensemble et la photo a tout de suite pris une vraie fonction sociale.
Tu es aussi devenu le photographe officiel du FC Haute-Charente ?
Je suis devenu leur photographe officiel, mais j’ai aussi été joueur dans ce club. Cinq ans de projet c’est long, et je voulais allier l’utile à l’agréable, donc je me suis réinscrit dans un club de foot là-bas. C’était aussi une manière de rencontrer les jeunes, en participant, sans cacher pour autant que j’avais un projet sur les jeunes du coin. C’est finalement le groupe duquel je suis devenu le plus proche, et que j’ai le moins photographié, donc à un moment il a fallu que je prenne un peu de distance et que je reprenne l’appareil photo. C’est comme ça que j’ai pris les photos de leur calendrier, que j’ai immortalisé la finale de Champions Div’s 5e division, qu’ils ont gagnée…
Ton projet rappelle le livre “Ceux qui restent” du sociologue Benoît Coquard (avec qui le photographe s’est entretenu, ndlr). Il me semble que lui aussi avait cette posture, où il était intégré dans certains des groupes sociaux qu’il étudiait…
Exactement, on a un point commun avec Benoît Coquard, c’est qu’on aime le foot. Je crois que lui aussi s’était inscrit dans un club de foot pendant son enquête.
Quels sont les lieux de sociabilité des jeunes dans les campagnes ?
Il y a peu d’endroits qui sont dédiés aux jeunes et d’après ce que j’ai observé, les jeunes se créent leurs propres endroits. L’été, on va suspendre des cordes à un arbre au-dessus d’une rivière, se créer un plongeoir et passer toutes nos après-midi ici. Dans tous les villages où y a un club de foot, il y a un club house, et c’est là que se passent tous les soirs de week-end… Et puis l’un des groupes de jeunes que j’ai suivi, lorsqu’ils ont passé le permis voiture, a décidé de louer ensemble un garage dans un petit village. Ce garage est devenu un point de repère : ils réparaient leurs voitures et celles des autres, ils faisaient un peu de tuning, ils s’y retrouvaient après le travail, ils y faisaient des soirées… C’était pratique : ils n’avaient pas à payer l’entrée ou les consos en boîte, il y avait moins de risques de bagarre, et ils pouvaient dormir sur place. Quand on est jeune en milieu rural, il y a toujours cette problématique de prendre la voiture après la soirée, donc beaucoup se retrouvent chez les uns les autres.
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Tu as consacré la seconde partie de ton travail documentaire aux filles, qui étaient quelque peu absentes de ton projet jusque-là. Où es-tu allé les chercher ?
Au début de mon projet je photographiais quelques filles, mais c’était toujours les “copines de”. Après un an et demi de travail, j’ai réalisé que je ne les voyais jamais dans leur univers personnel. J’en ai discuté avec la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy (autrice de Les filles du coin, Presses de Sciences Po, 2021, ndlr) qui m’a expliqué que les filles sont plus invisibles que les garçons dans l’espace public et encore plus en milieu rural. Je suis donc allé à leur rencontre, dans des formations professionnelles plutôt féminines : la coiffure, le service aux personnes, les métiers du cheval… J’y voyais 99% de filles, c’était flagrant. Je suis aussi allé dans des associations sportives et j’ai rencontré des filles à la gymnastique rythmique, dans l’équipe de handball… Sans oublier les filles des gens du voyage, puisqu’il y a une importante communauté de gens du voyage dans l’est de la Charente.
Comment expliques-tu le fait que les filles soient encore moins présentes dans l’espace public en milieu rural ?
L’interconnaissance est très forte en milieu rural, et la réputation joue beaucoup. T’as pas envie de passer pour le ksos du coin, et pour les filles, les réputations vont plutôt être liées à la sexualité. C’est hyper important d’entretenir une bonne réputation quand tu vis en milieu rural.
Par quoi passe la reconnaissance sociale, à la campagne ?
Je dirais que ça passe par le fait d’être bien intégré à ton territoire : faire partie d’une bande de potes, être membre d’assos locales, des clubs du coin… C’est comme ça que tu peux être connu et reconnu localement.
L’attachement au territoire semble en effet être une valeur forte.
C’est ce que j’ai observé oui, et tu vois quand je parlais de mon projet à Paris à des gens qui ne connaissaient pas ce milieu, on me répondait parfois sur un ton misérabiliste : “Les pauvres, pourquoi ils ne partent pas…” Mais c’est une vision très urbaine, car les jeunes que j’ai rencontrés sont fiers de venir de là-bas et sont attachés à leur territoire. Ils s’inscrivent dans un rejet complet de la ville et de Paris en particulier. Eux, à l’inverse, me disaient : “Ah mais tu vis à Paris, oh mon pauvre…”
J’ai l’impression que les choses changent en termes de représentations : récemment au cinéma, deux films français se sont attachés à montrer la jeunesse rurale, avec Vingt Dieux et La Pampa…
Il y a un intérêt plus prégnant pour le rural, mais les jeunes ruraux représentent un tiers de la jeunesse française donc ça me semble normal et on est encore loin d’avoir suffisamment de représentations. Les deux films que tu viens de citer ont été réalisés par des gens qui viennent du milieu rural et offrent des représentations justes, mais on voit souvent des choses assez misérabilistes, ou au contraire assez fantasmées lorsqu’il s’agit de représenter les campagnes. Ça commence à bouger et c’est une bonne chose, mais il y a encore du chemin à faire.
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