Imaginez la température des rues de New York en plein mois de janvier – spoiler : généralement pas plus hautes que cinq degrés Celsius. Maintenant, imaginez Rihanna longer ces mêmes rues hivernales vêtue d’un simple jean et d’un manteau rose stratégiquement entrouvert sur un ventre enceint d’au moins six mois. C’est précisément ainsi que la musicienne et femme d’affaires a choisi d’annoncer sa grossesse au monde entier à l’aube de l’année 2022. Et depuis, son ventre est l’accessoire phare qui, à chacune de ses apparitions publiques, lui vole indubitablement la vedette.
![[Source : Sports Keeda]](https://images.urbania.fr/image/2024-05-07/8394-042216-filters(large).webp)
Si elle choisit de porter un haut de soirée, sa matière extensible devra parfaitement épouser la forme de ce nouvel arrondi. S’il s’agit cette fois d’un top plus court, elle l’assortira d’une chaîne en diamant décorant toute la circonférence de son ventre. Et pour la Fashion Week, c’est bel et bien en nuisette et culotte noire qu’elle se pr ésentera sur le tapis rouge, son baby bump laissé à l’air libre.
Remonter le fil du temps nous permet de découvrir à quel point l’effacement de la grossesse est ancré dans l’Histoire.
Sur les réseaux sociaux, les réactions ne tardent pas. « J’adore Rihanna mais ne va-t-elle vraiment pas couvrir son ventre jusqu’à ce qu’il parte? », s’inquiète une internaute sur Twitter. D’autres encore choisissent l’humour, exhortant Rihanna à s’habiller plus chaudement de peur que « le bébé [n’attrape] la grippe ». Restent celles et ceux qui n’y vont pas par quatre chemins : « Si le but est [d’être] trash… alors mission accomplie ». Certain.e.s utilisatrices et utilisateurs vont plus loin encore, qualifiant sa démarche de « maternité pornographiée » et suppliant leurs abonné.e.s de ne plus poster de photos de la star enceinte.
Un inconfort historique
Si de nombreux et nombreuses internautes estiment qu’elle pousse le bouchon un peu trop loin, à mes yeux, Rihanna le pousse juste assez pour nous confronter à notre propre malaise face au corps féminin.
Remonter le fil du temps nous permet de découvrir à quel point l’effacement de la grossesse est ancré dans l’Histoire. À l’époque victorienne, par exemple, il était de rigueur que toute femme, enceinte ou non, porte un corset serré « qui vante le sexe [tout en gardant] simultanément dissimulé [son] résultat fréquent », explique ainsi Stephie Grob Plante dans Vox. Cette pudeur ambivalente suivra sur plusieurs siècles, parsemée de publicités où le ventre n’apparaît qu’extrêmement timidement et où les produits ne sont là que pour aider à avoir « une grossesse mignonne ».
Une réaction qui n’est pas sans rappeler celle foncièrement négative de la société face aux femmes qui allaitent en public.
En 1991, une Demi Moore enceinte et nue sur la couverture de Vanity Fair défraie la chronique. Le scandale est tel qu’aux États-Unis, le magazine est placé derrière du papier kraft en rayon, caché des yeux innocents. Il faut ensuite attendre 2002 pour que le fameux terme « baby bump » naisse de la plume de la journaliste canadienne Bonnie Fuller dans le magazine US Weekly. La réalité de la grossesse semble enfin avoir été appréhendée… mais pas nécessairement acceptée, hélas. Car vingt ans plus tard, le simple fait que Rihanna affiche fièrement son ventre est vécu comme un « inconfort » et une manière de « s’exhiber » pour certain.e.s.
Une réaction qui n’est pas sans rappeler celle foncièrement négative de la société face aux femmes qui allaitent en public. Là encore, l’acte est vu comme inapproprié s’il n’est pas contenu dans un cercle privé, très loin des regards, de peur que l’ordre public ne s’en retrouve troublé. L’ironie que je vois ici est celle de l’harcèlement calibré que la famille, les proches et la société font subir aux femmes pour enfanter, mais du refus presque unanime d’assister au processus ou de reconnaître ses obligations.
L’éléphant dans la pièce
On veut d’un bébé apporté par une cigogne et nourri à la formule plutôt que d’adresser à haute voix ce grand tabou régissant la grossesse : le sexe. Sans reproduire ici le célèbre discours hétéronormé : « Tu sais, mon enfant, quand un homme et une femme s’aiment très fort… », il n’en reste pas moins que la majorité des grossesses sont le fruit d’un rapport sexuel au cours duquel, on l’espère, la femme a pris du plaisir.
On la fustige de célébrer son corps pour ce qu’il est et non systématiquement à travers l’action, l’aval ou le regard d’un homme.
Ce ventre rond est donc autant la preuve de ce plaisir que de l’acte qui l’a entouré. Le comprendre permet de mettre le doigt sur le noeud exact du problème, soit l’interdiction qu’ont les femmes d’incarner leur jouissance et de l’assumer en public sans honte ni culpabilité. C’est ici que se situe l’origine de ce fameux « inconfort ». Et en ne se privant pas d’afficher son ventre, de le décorer et de lui donner une place plus importante qu’elle-même, Rihanna renverse le statu quo. Chacune de ses apparitions nous renvoie à nous-mêmes et aux sources intériorisées de cette gêne que nous éprouvons.
Le mot en « P »
Et à la question : « Quel article parviendrais-je un jour à écrire sans le mot « patriarcat »? », la réponse est : « Apparemment, pas celui-ci. » Parce que oui, oui, rien de tout ceci n’est anodin.
beaucoup de nos peurs d’avant proviennent du fait que la maternité nous ait été enseignée dans l’idée de souffrance et de sacrifice.
Une femme est enceinte et c’est le mari que l’on félicitera le plus, voire même en premier. Elle accouche et c’est au plaisir du Monsieur que l’on pensera avec le fameux « point du mari », une pratique secrètement répandue en France qui consiste à resserrer d’une suture le périnée pour reproduire « un vrai vagin de jeune fille ». La femme effectue 99 % du boulot et on lui refusera le droit d’être au moins heureuse du travail titanesque que son corps accomplit pendant neuf longs mois.
Pire encore : on instrumentalise contre elle la pudeur, ce degré de réserve qui devrait pourtant n’être qu’à la discrétion de chacun.e. On la fustige de célébrer son corps pour ce qu’il est et non systématiquement à travers l’action, l’aval ou le regard d’un homme.
Une image renouvelée
Je n’ai jamais été enceinte – et sans doute est-ce étrange de conclure par ce point essentiel. J’ai cependant entendu parler du fait d’être enceinte toute ma vie. Je me souviens en particulier des conversations que mes amies et moi avions à l’adolescence à ce sujet, toutes plus anxieuses les unes que les autres. Nous parlions de ce corps qui change, se distend, s’accommode à un être étranger qui sera ensuite poussé dans la douleur et nous donnera des vergetures comme souvenirs indélébiles de son passage. Cette raison était suffisante pour faire une croix sur l’expérience avant même d’avoir atteint l’âge adulte.
Rihanna, elle, montre son ventre rond, s’habille comme cela lui chante et brise tous les codes.
Mais on grandit et la maturité s’installe. Le désir de ne pas avoir d’enfants s’assouplit – ou demeure ferme, et c’est le choix de chacune. On se rend aussi compte que beaucoup de nos peurs d’avant proviennent du fait que la maternité nous a été enseignée dans l’idée de souffrance et de sacrifice. Les dégâts se font petit à petit, lorsqu’au détour d’une blague, prendre quelques kilos en trop est associé au fait d’être enceinte. Et tel un poison trois-en-un, nous intériorisons fat shaming, troubles alimentaires et dévalorisation du corps enceint en un clignement d’yeux.
Rihanna, elle, montre son ventre rond, s’habille comme cela lui chante et brise tous les codes. Chacune de ses apparitions est une lettre d’amour à ce corps qui change, se distend, s’accommode et qu’elle accompagne avec joie dans toutes ses évolutions, indifférente aux opinions tranchées extérieures. Regarder Rihanna vivre cette maternité, c’est aussi bien se réconcilier avec la grossesse qu’avec son propre corps.