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Reporter à Beyrouth: «Et puis parfois, entre deux duplex, je me mettais à pleurer»
La journaliste Clotilde Bigot était dans son appartement au moment de l’explosion, à Beyrouth, le 4 août dernier. On l’avait interviewée par Skype quelques jours après l’événement. Aujourd’hui, pour URBANIA, et maintenant qu’elle se sent «prête», elle a pris le temps de revenir et d’écrire sur ce moment de chaos et d’horreur. On lui laisse la parole.
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Je vais bien. Physiquement, j’ai été épargn ée, mon appartement aussi. Être anti-clim a sauvé mes vitres, qui étaient toutes ouvertes. Ce 4 août 2020, le Liban avait deux jours où les magasins étaient ouverts, entre deux confinements. J’avais donc eu une grosse journée, entre travail et courses. Je m’étais même offert une manucure. Je suis rentrée chez moi aux alentours de 17 heures, je m’étais acheté une étagère pour mon nouvel appartement que je meuble. J’étais ravie car je n’avais plus qu’une béquille, après avoir passé un mois avec deux après une méchante foulure, l’idée de (presque) pouvoir marcher me donnait de l’espoir.
Ce 4 août, je voulais voir des amis, je m’étais fait la réflexion que cela faisait longtemps que je n’étais pas allée à Gemmayze, que ça me ferait plaisir d’y boire un verre en happy hour. Mais j’étais fatiguée, et heureusement, car le quartier a été dévasté.
A 18h07, alors que je traversais mon salon, mon immeuble s’est mis à trembler. j’ai légèrement perdu l’équilibre, et au moment où j’ai pensé « c’est un tremblement de terre » (possible au Liban), j’ai entendu une déflagration énorme et le souffle m’a fait tomber au sol. Je me suis jetée sur mon portable et j’ai filmé de mon balcon ce que j’ai pu. Cette vidéo, je la garde précieusement: on entend mes voisins sortir en hurlant, et moi qui leur demande si tout va bien.
J’ai pensé : « Mon Dieu qu’ils sont cons à faire sauter tous les feux d’artifices en même temps. » J’ai pris tout cela à la légère.
Je suis immédiatement descendue, et, en voyant les dégâts, j’ai réalisé que je devais y aller. Je suis donc remontée, j’ai pris mon matériel photo et mon masque à gaz, et je me suis mise en route. Les informations n’étaient pas claires, on parlait de feux d’artifices. J’ai pensé : « Mon Dieu qu’ils sont cons à faire sauter tous les feux d’artifices en même temps. » J’ai pris tout cela à la légère. Puis je suis montée sur la place Sassine, où j’ai tenté de rassurer une jeune fille qui pleurait, j’ai vu des femmes en sang, des voitures défoncées qui tentaient de se frayer un chemin, des embouteillages monstres. De l’entraide, des blessés, beaucoup de blessés.
Je suis descendue au port, à environ 3 kilomètres, à dos de moto. J’ai doucement compris l’ampleur sans avoir vu la vidéo de l’explosion. Je l’ai vue bien plus tard cette nuit, et heureusement. Cela m’a permis d’être en direct sans m’effondrer. Je recevais des dizaines d’appels, je tentais de rassurer tout le monde en gérant plusieurs choses à la fois. J’ai commis l’erreur de ne pas le dire à ma meilleure amie, qui passe son barreau dans quelques semaines. Je ne voulais pas l’inquiéter.
Il y avait une famille sous des décombres. Je ne suis pas restée, je n’avais pas envie de voir des enfants possiblement morts être retirés des débris.
Ma famille était au courant que j’allais bien. Je ne ressentais rien, et je me suis forcée à ne rien ressentir car je devais travailler, être pro comme on le dit. Au port, j’ai retrouvé un ami, l’armée s’affairait. Il y avait une famille sous des décombres. Je ne suis pas restée, je n’avais pas envie de voir des enfants possiblement morts être retirés des débris. Il faisait déjà nuit, il était 19h30, et les incendies n’étaient pas encore éteints. La route sur laquelle j’étais, qui donnait sur le port était jonché de verre, de voitures projetées, mais aussi de personnes venues voir ce qu’il se passait.
Quand je suis rentrée, je suis passée à l’hôpital à côté de chez moi. J’ai vu des dizaines de jeunes arriver en courant pour donner leur sang, j’ai trouvé ça génial. Des blessés affluaient, à pied, en voiture, à moto.
Je considère Beyrouth comme chez moi. Je suis terriblement attachée à cette ville, et ce 4 août, mes quartiers ont été détruits.
Puis, j’ai travaillé toute la nuit. J’ai rêvé d’explosions dans les deux heures où j’ai pu dormir. Mercredi j’ai continué, j’ai travaillé pour sept médias différents, je n’ai pas arrêté. J’avais mal au pied, et j’ai commencé à me rendre compte de ce qu’il s’était passé. De mes amis blessés, de ceux qui avaient perdu leur maison. Je me suis rendue compte qu’à une ou deux choses près, moi aussi j’étais, au mieux blessée.
Les dix jours qui ont suivi l’explosion ont été difficiles. On ne parlait que de ça, à chaque fois que j’ouvrais Twitter, je voyais ces vidéos de chaos de destruction. Je considère Beyrouth comme chez moi. Je suis terriblement attachée à cette ville, et ce 4 août, mes quartiers ont été détruits.
Et puis parfois, entre deux duplex, je me mettais à pleurer.
S’en est suivi du stress intense, des cauchemars, la peur de s’endormir, et la fatigue, qui exacerbe toutes les émotions. Chacun avait sa façon de réagir. Beaucoup ne se rendaient pas vraiment compte, moi la première. Et puis parfois, entre deux duplex, je me mettais à pleurer. J’avais peur, je voulais rentrer en France, je voulais voir ma famille et leur dire: « Regardez, je suis là, je suis vivante ! Si, si je vous le promets ! Je suis vivante ! » Mais il faut travailler, dire ce qu’il se passe, continuer à expliquer pourquoi on en est arrivé là, à quel point cette explosion est la pire des injustices face à un peuple qui fait déjà face à une crise économique terrible, à une inflation, à de la pauvreté.
Beyrouth est une ville bruyante, les camions roulent vite, j’en ai eu peur. Mes fenêtres restent ouvertes, je ne veux plus jamais les fermer. Mes amis me disent la même chose: en voiture, on laisse un peu d’air s’échapper, au cas où. On reconstruit car on n’a pas le choix, car la vie est déjà terriblement difficile, alors il faut avancer. On parle beaucoup de la résilience libanaise, mais cette résilience est en fait l’absence de choix. Vers qui se tourne-t-on quand l’irresponsabilité du gouvernement a tué, et que ce gouvernement n’a ensuite rien fait pour reconstruire? On se tourne vers soi-même, et on avance.
Ce 4 août 2020, Beyrouth a été meurtrie, tous les Beyrouthins ont été meurtris. Que ce soit la tristesse, la rage, la peur, tout était là. Tout reste là. La ville de Beyrouth, généralement débordante de vie, a été tuée ce jour-là. Rien n’est pardonnable.