Logo

Reines : cinq femmes font bouger les codes du rap français

Chilla, Davinhor, Le Juiice, Vicky R et Bianca Costa s'imposent dans un univers réputé machiste et misogyne.

Par
Jade Le Deley
Publicité

La France est souvent qualifiée de « deuxième terre du rap ». Ninho, Maes, Nekfeu, Soprano ou encore PNL se partagent les vingt premières places des plus gros vendeurs d’albums en France en 2020. Mais une question subsiste. Où sont les femmes ? Presque 40 ans après la démocratisation du genre sur les ondes de radios françaises, et quinze après le succès de la matriarche du rap Diam’s – qui depuis a arrêté sa carrière – les artistes féminines dans le rap restent encore très largement invisibles au sommet des charts. Quand j’ai entendu que Guillaume Genton et Stéphane de Freitas s’étaient alliés pour proposer un documentaire sur le rap féminin en France, je n’ai pu réprimer un : « Enfin, il était temps ! ».

Publicité

ÊTRE UNE FEMME: LE PARCOURS DU COMBATTANT

« Est-ce qu’il faut forcément être belle et sexy pour réussir dans le rap ? », demande un auditeur de Skyrock, alors que les rappeuses participent à Planète Rap, l’émission phare de Fred Musa. Les invitées sont unanimes. L’image est importante dans le rap et plus largement dans la musique. Une dimension chère à Davinhor, la révélation de ce documentaire. La caméra la suit dans son quartier à Saint-Ouen alors qu’elle se rend dans un salon de beauté. « 30 pouces sur la te-tê et lèvres glossées, on sait », rappe-t-elle dans le premier couplet Fais les sous. La jeune femme originaire de la République démocratique du Congo est un personnage à part entière. Pour elle, son style est un moyen d’affirmer sa personnalité et d’être « elle-même ».

Une attitude qui détonne avec celles de ses anciennes consoeurs comme Diam’s ou Kenny Arkana mais qui résonne avec celle d’une Nicki Minaj, outre-Atlantique. Meghan Thee Stallion est la première rappeuse aux États-Unis à avoir remporté la très prestigieuse récompense de Révélation de l’année. Elle incarne l’image d’une femme libre, féminine et qui renverse les stéréotypes et n’hésite pas à parler de sa « wet ass pussy». Lil Kim, avant elle, avait déjà posé les bases d’un rap féminin où les femmes reprennent les codes du game pour se les réapproprier et s’affirmer, en guise d’empowerement. Si aux États-Unis la figure de la rappeuse féminine qui s’assume est déjà bien ancrée, la France accuse un certain retard. Mais les rappeuses ne rejettent pas en bloc les codes du rap masculin et affichent fièrement leur attachement à la street, à l’image d’une Cardi B qui s’est imposée sur la scène internationale avec un titre très hood : Bodak Yellow. Le documentaire s’attache à montrer cette facette-là de quelques unes des rappeuses originaire des quartiers à l’image de Le Juiice ou Davinhor.

Publicité

Originaire d’une cité à Saint-Ouen, Davinhor avoue volontiers qu’elle a invité au grec une cinquantaine de personnes de son quartier. La jeune femme se désole que les médias donnent une mauvaise image du quartier: « Vous voyez les petits de cités ? On dit toujours les délinquants, les racailles. Ils sont ambitieux, on est ambitieux », affirme-t-elle devant la caméra alors qu’elle discute avec des petits de son quartier. Pour elle, il existe une véritable solidarité dans les cités, aux antipodes de l’image véhiculée par les médias. Elle n’hésite pas à discuter avec ses fans et à saluer les gens de son quartier vêtue d’un jogging délavé, de ses faux cils et de sa longue wig bouclée, qui lui arrive au milieu du dos. La rappeuse a souvent été critiquée pour son arrogance et sa confiance en elle, jugée démesurée. Mais on découvre une autre facette de sa personnalité, beaucoup plus attachante et humaine. Si les rappeuses comme les rappeurs viennent souvent des mêmes quartiers, d’autres barrières empêchent ces dernières de s’imposer sur la scène mainstream.

« la meilleure rappeuse de France, c’est une blanche »

Publicité

« Il y a la couleur aussi, on est en France, la meilleure rappeuse de France, c’est une blanche. C’est Diam’s et elle a marché, elle est devenue Diam’s, parce qu’elle est blanche », affirme le Juiice au micro de Skyrock, malgré les protestations des personnes dans le studio. La jeune femme souligne un point intéressant : être une femme noire et s’imposer sur la scène musicale française n’est pas chose aisée. On pense directement à Aya Nakamura, artiste française la plus écoutée dans le monde mais qui ne fait pas la une des magazines et la tournée des plateaux de télévision. Un désamour qui s’explique pour le Juiice par un souci de représentativité: « On est moins de 10% en France, malheureusement pour devenir une méga star et pour devenir l’affiche qui représente le rap pour la France, il ne faut pas mettre une noire, c’est trop dur. ». Pourtant le documentaire montre des rappeuses non-noires qui, elles aussi, doivent composer avec le sexisme ambiant du milieu.

« Je vais te prendre 15% toute ta vie, sale chienne que tu es »

Publicité

Chilla sur le papier n’a pas le profil de la rappeuse. Celle qui reçoit souvent des commentaires sexistes sous ses vidéos a eu une enfance plutôt heureuse à Annecy, avant le décès de son père. Chanteuse, multi-instrumentiste et rappeuse, elle se livre sur ses difficultés en tant que femme à intégrer le milieu. Elle raconte l’histoire d’un producteur qui lui a promis monts et merveilles avant de lui « déclarer ses sentiments ». Quand la jeune femme a refusé ses avances, il l’a insultée : « Je vais te prendre 15% toute ta vie, sale chienne que tu es ». La jeune femme a trouvé la paix en devenant la protégée de Tefa, un producteur, patriarche dans le rap. Si la jeune femme ne veut pas être réduite à un étendard du mouvement #MeToo, son histoire ressemble malheureusement à beaucoup de femmes artistes de #MusicToo, un mouvement qui dénonce les violences sexuelles et sexistes dans l’industrie musicale.

L’amour du rap

Mais la force du documentaire est de nous présenter ces femmes d’horizons différents réunis par une passion commune : l’amour du rap. Chilla, Davinhor, Le Juiice, Vicky R et Bianca Costa sont réunies pour composer un morceau ensemble en quatre jours. On les suit de la phase de production du titre à l’enregistrement du clip, sous l’oeil protecteur de la directrice artistique Juliette Fiévet, un des piliers de l’industrie du rap. Plutôt que de raconter seulement leurs histoires, les réalisateurs ont décidé de nous plonger dans le vif du sujet. Un parti pris qui permet au téléspectateur d’être plongé dans leur environnement de travail, sans jamais tomber dans le mélodrame. A l’issue de la diffusion du documentaire un titre est sorti et il parle de lui-même. Les jeunes femmes n’ont pas voulu présenter un morceau revendicatif sur la solidarité féminine mais une chanson qui rassemble, un banger qui fait bouger tout le monde. « Je pense qu’on a toute ce truc de force féminine qui se dégage (…) Je pense que ça se fera naturellement, c’est de la force féminine », explique Bianca alors que les jeunes femmes discutent du projet. Et cette force féminine est bien présente sur AHOO, un titre aux sonorités brésiliennes où la personnalité de chacune est mise en valeur.

Publicité

Le documentaire est une ode à la solidarité féminines dans le rap. Le Juiice déclare posément à un détracteur : « Il faut que tu respectes. Même si tu n’aimes pas et que tu trouves ça éclaté au sol, il y a des gens qui écoutent. Il y a des filles qui aiment bien le rap et qui aimerait bien écouter des filles comme elles qui rappent (…) Donc franchement respecte plus quand tu vois des gens qui arrivent à faire quelque chose, qui sont pas dans le mal, etc. Il faut juste respecter et c’est tout ! ».

AHOO force en tout cas le respect: « La tête est haute, pas de complexe, vos rappeurs dans le quatre-quarts s’font manger (miam). J’arrive avec la fougue, le flow, ils sont en danger . L’avenir s’ra radieux si tout s’passe bien, on passe en radio. » C’est tout ce qu’on leur souhaite.

Publicité