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Ramadan et troubles alimentaires : quand le jeûne est mis à l’épreuve
« Oh, est-ce que je peux te rappeler dans cinq minutes? C’est bientôt la prière de Maghreb », se souvient soudainement Sofia, citant ici la rupture de jeûne quotidienne lors du mois de Ramadan, une fois le soleil couché. Et après la prière vient le fameux “ftour” aux plats si copieux qu’ils pourraient en combler le plus affamé des estomacs.
Tout ceci, Sofia me le détaille avec une sérénité qu’elle n’aurait pas eu une année seulement plus tôt. « À cause de mes TCA [troubles du comportement alimentaire], le Ramadan a toujours été la période que je redoutais le plus », révèle-t-elle.
Aux racines de cette angoisse, une boulimie vomitive le plus souvent déclenchée par l’arrivée de sentiments négatifs ou la sensation générale de perte de contrôle. S’ensuit alors une ingestion compulsive de nourriture en grandes quantités (aussi appelée « crise d’hyperphagie ») rapidement suivie de vomissements provoqués (ou « comportements compensatoires ») que dicte une plus grande peur encore : celle de prendre du poids.
« Comme j’étais en surpoids, on me disait toujours : “Non, toi, tu vas jeûner toute la journée parce que t’en as besoin. Ça ne va pas te faire de mal”. »
Ce mal, Sofia l’a longtemps porté en silence, telle une seconde peau invisible. « La santé mentale et les TCA sont un sujet tabou dans la société, mais encore plus au sein des communautés musulmanes et arabes/nord africaines, déplore-t-elle. Et j’ai 26 ans, maintenant. » Un constat personnel plus qu’une information partagée, à en juger le silence pensif précédant la fin de sa phrase. « Donc ça fait 17 ans que je souffre. »
« Se manger de l’intérieur. »
Sofia se souvient de son premier Ramadan : elle avait huit ans et son petit frère lui a tout de suite emboîté le pas. En règle générale, la période de jeûne pour les fidèles en bas âge ne doit pas excéder la demi-journée. Sofia, elle, ne bénéficiera pas de cette grâce.
« Comme j’étais en surpoids, on me disait toujours : “Non, toi, tu vas jeûner toute la journée parce que t’en as besoin. Ça ne va pas te faire de mal” », se souvient-elle encore aujourd’hui avec précision. Les journées s’égrèneront alors avec une lenteur tortionnaire, la faim grandissante lui faisant l’effet d’un « creux dans le ventre » à peine supportable.
Mais aussi insoutenable que soit cette souffrance, la jeune fille la ravale, l’expérience lui ayant prouvé que vocaliser son inconfort menait soit à des comparaisons blessantes — « Même ton petit frère fait la demi-journée et toi, tu n’es même pas capable à ton âge de tenir toute la journée! » —, soit à rendre plus fertile le terreau de son malaise naissant.
« Tu as ton devoir religieux et tu as ton devoir familial, donc tu es obligée de t’asseoir et de manger. Et comme il n’y a aucun contrôle, tu vas juste te gaver. »
« Quand j’extériorisais ma faim, ma mère me disait : “Non mais c’est bien, c’est ton corps qui est en train de brûler les graisses”. Et ça, tu vois, ça m’est resté dans la tête bien plus tard, quand mes TCA se sont développés pour de bon. Quand je ne mange pas et que j’en souffre, que j’ai mal au ventre, j’ai toujours cette petite voix qui me dit : “Non mais c’est bien, c’est ton corps qui est en train de brûler des graisses et de se manger de l’intérieur” », me décrit Sofia.
Dieu, les TCA et moi
Arrive 2016 et avec elle, le cycle de « binge and purge » (ou « se gaver et se purger ») qui empirera son rapport aux aliments. « J’ai commencé à faire des crises d’hyperphagie et après ça, il fallait se débarrasser de toute cette nourriture, me conte Sofia. C’est là où ça a vraiment été beaucoup plus compliqué de faire le mois de Ramadan avec mes TCA. »
Le repas de la rupture du jeûne, ce moment de rassemblement voulu abondant et joyeux, devient alors pour elle une sentence inévitable. « Tu ne peux pas dire : “Oh non, je n’ai pas faim !” ou “Oh non, je mangerai plus tard !”. Tu as ton devoir religieux et tu as ton devoir familial, donc tu es obligée de t’asseoir et de manger. Et comme il n’y a aucun contrôle, tu vas juste te gaver jusqu’à ce que ton ventre soit à deux doigts d’exploser puis vomir parce que tu ne peux pas garder tout ce que tu viens de manger dans ton estomac », décrit-elle le cercle vicieux qui l’a suivi six années durant.
« Ce mois est censé remettre les compteurs à zéro et tout bien aligner, mais moi, je ne fais rien de tout ça. Je m’enfonce encore plus. »
S’ajoute à cela une culpabilité religieuse dormante tous les autres jours, mais particulièrement vive pendant le mois du Ramadan. Car par-delà le fait de se rapprocher de Dieu en transcendant ses besoins humains, le jeûne si caractéristique à cette période est aussi un moyen de créer plus d’empathie pour les personnes démunies qui, elles, ont le ventre vide à l’année longue.
« Mais moi, dès que j’ai l’occasion de manger, je mange et puis après, je gâche toute cette nourriture. Ça n’a pas de sens. C’est de l’excès. C’est un manque de contrôle, assène Sofia. Ce mois est censé remettre les compteurs à zéro et tout bien aligner, mais moi, je ne fais rien de tout ça. Je m’enfonce encore plus. »
Le moment présent
Pour se sauver de cette noyade, Sofia trouve avec le temps des façons de pratiquer sa foi sans déclencher ses symptômes boulimiques. Et parmi ces solutions, celle de prendre le contrôle sur son ftour en faisant ses propres courses et en cuisinant ensuite ses repas, séparément de ceux de sa famille. Et ainsi est contrée l’angoisse dissociative des crises d’hyperphagie tandis que la jeune fille s’ancre corps et âme dans l’instant présent.
« Quand vient l’heure du ftour, je ne me jette plus sur la nourriture. Il y a plus de mindfulness [« pleine conscience »], affirme-t-elle. Maintenant, la routine, c’est un verre d’eau pour ouvrir l’appétit, un verre de lait et trois dattes. » Le prophète Mohammed rompant son jeûne de cette exacte même manière, cela permet à Sofia de trouver dans la religion une discipline saine. De plus, le côté bourratif des dattes sucrées sur un estomac vide crée en elle une satiété suffisante pour poursuivre le déroulement de sa soirée.
« Tout ça me permet de prendre du temps, de ne plus être dans l’urgence et d’être dans le moment. »
« Après, je m’arrête, je vais faire ma prière. Et quand je reviens, je peux manger tranquillement le repas que j’ai préparé pour moi-même, poursuit-elle. Et tout ça me permet de prendre du temps, de ne plus être dans l’urgence et d’être dans le moment. Je ne me sens pas comme si je n’arrivais plus à respirer tellement j’ai mangé. »
Trouver le bon mot
Longtemps, Sofia s’est sentie vivre seule un mal-être que son entourage proche ne semblait pas partager. « Je n’ai pas énormément d’amis musulmans autour de moi. Et dans ceux que j’ai, tous ne font pas le Ramadan », raconte-t-elle. Mais tout change lorsqu’elle intègre un groupe de paroles pour femmes musulmanes et découvre, au fil de témoignages similaires au sien, que les TCA sont en fait une maladie mentale.
Aussitôt, la culpabilité change de camp. « Normalement, quand tu es malade, tu n’es pas censé faire le jeûne. Si pendant tout ce temps je l’avais su et je m’étais autorisée à me dire que je suis malade, que je n’étais donc pas obligée de le faire, je pense que ça m’aurait épargné pas mal de souffrances. Mais ce raisonnement ne m’était jamais venu en tête. »
« Tu t’insultes à longueur de journée, tu te traites de tous les noms, tu te dis que tu n’as aucun contrôle, que tu n’es pas capable de faire juste cette chose… »
Avec cette réalisation vient une bienveillance qu’elle n’a encore jamais pratiquée envers elle-même. Une bienveillance qu’elle souhaite à toutes les personnes qui, comme elle, gravissent tant bien que mal les échelons de la guérison.
« Avoir des TCA est vraiment une chose compliquée, tu sais, parce que c’est directement lié à plein de monologues internes où tu t’insultes à longueur de journée, où tu te traites de tous les noms, où tu te dis que tu n’as aucun contrôle, que tu n’es pas capable de faire juste cette chose… Donc il faut beaucoup de compassion envers soi-même. Il faut toujours se rappeler qu’on essaie. »