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Rachel Keke ou la colère politique légitime
« Qui a déjà touché 800 euros ? Qui a déjà touché 900 euros ? 1000 euros ? Personne ! » Debout devant une Assemblée nationale qui l’applaudit autant qu’elle la hue, Rachel Keke, députée de La France Insoumise dans le Val-de-Marne, ne se démonte pas. « Par mois ! Je ne vous ai pas dit par jour ! Par mois », précise encore la nouvelle élue franco-ivoirienne, son index pointé vers ceux et celles qu’elle interpelle sans détour.
La scène remonte au mercredi 20 juillet de la semaine passée et se déroule durant un débat autour du projet de loi sur le pouvoir d’achat. Parmi les mesures présentes dans ce projet figure la « prime Macron », ce versement d’un montant maximum de 1000 euros décidé durant la crise des Gilets jaunes. Dans cette nouvelle version, son plafond sera triplé, atteignant cette fois-ci les 3000 euros — voire 6000 euros en cas d’accord d‘intéressement — et disponible jusqu’à fin 2023.
Pour La France Insoumise, cette nouvelle mesure (que le Sénat finira par limiter aux entreprises de moins de 50 employés) n’est qu’un baume factice. La véritable solution durable ? Une revalorisation du SMIC horaire à 1500 euros, suggestion que la majorité adverse refuse. Et c’est précisément dans ce rejet que Rachel Keke voit une déconnexion générale avec la réalité d’un bon nombre de Français.es.
« Vous ne savez pas la souffrance des métiers essentiels ! Quand on vous demande une augmentation de salaire […] vous proposez des primes », s’insurge-t-elle, citant les salariés de certains Monoprix des Alpes-Maritime qui ont travaillé durant le Covid, mais à qui est toujours refusée une augmentation salariale. « Vous méprisez ceux qui servent la France ! »
Ignorance criante et mépris silencieux
Suite à ce coup de gueule, les protestations n’ont pas tardé à pleuvoir. Parmi elles, celle d’Aurélien Pradié, député Les Républicains élu dans le Lot, qui reprochera à Rachel Keke d’avoir « mis en cause 576 députés » lors de sa prise de parole. « Vous avez votre histoire, votre parcours, nous le respectons. […] Respectez le nôtre », déclame-t-il, visiblement agacé. « Nous sommes tout aussi légitimes que vous à exprimer la défense de nos concitoyens et des plus modestes. […] Ne soyez pas seulement en colère, apportez des solutions. »
Force est donc de constater que les politicien.ne.s qui décident de notre sort ne sont pas, à forte majorité, des politicien.ne.s qui nous connaissent.
Il n’empêche que pour défendre la réalité de ces fameux concitoyens, il faut au minimum être au fait de celle-ci, et il est bien connu qu’une écrasante partie de la classe politique n’achète pas la même baguette que le reste des Français le matin. D’ailleurs, n’était-ce pas Jean-François Copé qui évaluait le prix du pain au chocolat entre quinze et vingt centimes « [dépendant] des tailles » ? Si cette anecdote reste risible malgré les années, d’autres déclarations récentes de personnalités politiques s’avèrent plus préoccupantes encore.
Comme celle d’Emmanuel Macron qui, encore ministre de l’Économie, qualifiait de personnes « illettrées » les salariées d’un abattoir du Finistère. Puis trouvait « fainéants » et « cyniques » ceux et celles réfractaires à son projet de loi Travail. Sans oublier l’historique « je traverse la rue et je vous en trouve [du travail] » lancé à un jeune horticulteur au chômage. Fun fact : cette phrase possède désormais sa propre page Wikipedia. Et la liste pourrait s’allonger d’autres exemples encore — au hasard : l’ex-Président François Hollande qui traitait secrètement la classe populaire de « sans-dents ».
Une politique à huis-clos
Force est donc de constater que les politicien.ne.s qui décident de notre sort ne sont pas, à forte majorité, des politicien.ne.s qui nous connaissent, quand bien les aurions-nous élu.e.s. Et ce fossé a énormément à voir avec le parcours, n’en déplaise à Monsieur Pradié.
l’oubli survient lorsqu’une Assemblée nationale trop homogène produit une politique d’entre-soi.
En 2017, le journal Le Monde constatait déjà que 433 des 577 député.e.s de l’Assemblée nationale étaient sorti.e.s de l’ENA, HEC, Sciences Po et autres grandes écoles dont l’entrée n’est souvent permise qu’à ceux et celles qui en ont les capitaux culturel et financier. Seulement cinq députés étaient titulaires d’un BEP ou d’un CAP. Et pour continuer dans la mise en perspective : selon une étude publiée en 2021 par Statista, 47,5% des Français sont diplômés d’une école supérieure. Plus de la moitié de la population n’a donc pas de représentant.e capable de comprendre ses problématiques et les défendre sur les bancs de l’Assemblée nationale.
Est-ce pour autant un crime d’être député.e et issu.e d’une grande école ? Il est évident que non. Le danger survient toutefois lorsque ces élu.e.s oublient leur mission première : servir le peuple français. Et l’oubli survient lorsqu’une Assemblée nationale trop homogène produit une politique d’entre-soi, déconnectée des réalités du terrain.
Légitimité réelle du débat
Quand Rachel Keke se qualifie elle-même de « porte-voix des sans-voix », son CV le prouve. Femme de chambre de profession, elle s’associe en 2019 à ses collègues de l’hôtel Ibis Batignoles pour se mettre en grève et réclamer des conditions de travail décentes ainsi qu’une rémunération plus juste d’un emploi qui « détruit le corps ». Ce mouvement pour lequel la future députée sera porte-parole perdurera jusqu’à ce que ses collègues et elle obtiennent gain de cause sur la plupart de leurs revendications, courant 2021. Et cette victoire fait précisément de Rachel Keke un vaisseau idéal pour porter la colère des métiers de l’ombre sur l’estrade de l’Assemblée nationale.
Rachel Keke demande aux élu.e.s de se mettre à la place des personnes vivant cette réalité pour prendre ensuite des décisions éclairées.
Demander « qui a déjà touché 800 euros ? » est finalement un appel à l’empathie. À défaut de connaître intimement ce qu’il en coute de joindre les deux bouts avec une si petite somme, Rachel Keke demande aux élu.e.s de se mettre à la place des personnes vivant cette réalité pour prendre ensuite des décisions éclairées. Mais si la réaction générale est de pointer du doigt les ombres au mur plutôt que l’entrée de la caverne en ne s’arrêtant qu’à la colère de la députée plutôt qu’à ce qui la motive, c’est que le chemin vers une Assemblée nationale défendant effectivement les plus modestes est encore long.