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Quoi regarder ce week-end : Trickster
En janvier dernier, la série télévisée canadienne Trickster a fait parler d’elle lorsque la CBC a annoncé l’annulation de la deuxième saison dans la foulée de la controverse entourant les origines de la réalisatrice Michelle Latimer. Plusieurs voix des premiers peuples se sont alors élevées pour condamner cette décision de la société d’État, affirmant que d’autres réalisateur.trice.s provenant des communautés autochtones auraient pu reprendre le flambeau, que ce retrait des ondes nuirait plus qu’autre chose au rayonnement de leur culture et au développement de leur économie.
C’était une des rares séries qui abordait directement certains enjeux des peuples autochtones canadiens, en mettant en plus de l’avant une foule de talents qu’on voit trop peu souvent sur nos écrans. Une proposition aussi ambitieuse, originale et divertissante que celle-ci sera effectivement difficile à remplacer.
Gothique autochtone
Basée sur la trilogie de romans Son of a Trickster de l’autrice Eden Robinson, la série raconte l’histoire d’un adolescent Haisla, nommé Jared, qui partage son temps entre les cours, un boulot dans une chaîne de restauration rapide et la production de pilules d’ecstasy dont la vente lui rapporte de quoi prendre soin de ses proches. L’équilibre de son quotidien tient à un fil et lorsqu’il se met à voir des doubles de lui-même et des corbeaux qui parlent, les choses s’apprêtent à changer du tout au tout.
la cohabitation plutôt harmonieuse du réel, du symbolique et du surnaturel fait de Trickster une excellente série et aide à déconstruire beaucoup de stéréotypes
Deux aspects importants se déploient dans Trickster : le réel de Jared et l’espace mythologique qui prend graduellement le dessus sur sa vie. Il ne s’agit pas d’une idée totalement nouvelle. En littérature, il existe un mouvement dédié à cette cohabitation du réel et du mythe à travers la spiritualité : on appelle ça le gothique du sud. Des auteurs.trices comme William Faulkner, William Gay, Carson McCullers et Flannery O’Connor ont contribué à la richesse du genre. Trickster greffe à ce courant la réalité des peuples autochtones canadiens s’inscrivant ainsi dans le gothique autochtone. Ce n’est pas un terme que je viens d’inventer, ça existait déjà. La série en est un exemple grand public.
Le premier aspect du gothique autochtone, c’est le réel oppressant axé sur la survie au quotidien. Trop occupé à veiller, au meilleur de ses connaissances, sur ses proches aux prises avec des problèmes de consommation, Jared ne peut se projeter dans le futur. Trickster illustre cet éternel présent à travers les maisons décrépies auxquelles personne ne porte attention, des personnages qui composent avec diverses dépendances, allant de l’alcool aux jeux vidéo et une économie locale moribonde, tournée vers elle-même. La vie de Jared semble sans issue.
Ce qui rend cette série aussi captivante, c’est la percée de l’espace mythologique dans le réel du protagoniste : les visions, le corbeau qui parle, l’étranger qui semble le suivre partout où il va. Ces importants symboles spirituels viendront à la fois hanter Jared, lui révéler ses origines et l’orienter vers un futur qu’il n’aurait pas pu envisager autrement. Sans vous faire le coup du spoiler, la cohabitation plutôt harmonieuse du réel, du symbolique et du surnaturel fait de Trickster non seulement une excellente série, mais aide à déconstruire beaucoup de stéréotypes liés aux premiers peuples.
CRÉER DES PONTS
J’ai grandi à quelques kilomètres de la communauté innue de Mani-Utenam sur la Côte-Nord. C’était comme deux mondes parallèles: on n’échangeait pas beaucoup. Résultat ? Je connais peu de choses sur la culture innue, même si on était physiquement pas si loin. Évidemment, la série se passe dans une autre communauté à l’autre bout du Canada, mais ça m’a quand même rappelé ce constat.
L’importance d’une série comme Trickster, c’est d’explorer la réalité de nos voisins trop souvent invisibilisés […] Elle permet d’illustrer ce qu’on a en commun, ce qui les rend uniques.
L’importance d’une série comme Trickster, c’est d’explorer la réalité de mes voisins trop souvent invisibilisés, poussés au silence par les membres dominants de la société. Elle permet d’illustrer ce qu’on a en commun, ce qui les rend uniques. Elle permet de bâtir des ponts. Elle illustre aussi les embûches auxquelles font face les jeunes autochtones au jour le jour et la richesse de leur univers spirituel.
Trickster, ce sont six épisodes qui passent bien trop rapidement. L ’annulation de la série ne sera heureusement pas la fin de la représentation autochtone à la télé. Elle prend à peine son essor et la chaîne publique canadienne affirme travailler sur plusieurs autres projets, mais… il me semble que cette série a bien d’autres choses à dire, non ? On aurait aimé faire un bout de chemin avec ces personnages alors que ceux-ci ont déjà conquis notre coeur.